Les paysages sonores sont un support relativement peu convoqué dans l'enseignement de la géographie dans le secondaire, contrairement à leurs homologues visuels. Pourtant ils sont d'une grande richesse et peuvent permettre aux élèves d'aborder une démarche hypothético-déductive par rapport à des espaces et de sortir du classique prélèvement d'informations.
Après un point scientifique, cet article propose quelques pistes d'utilisation tant en histoire qu'en géographie
Elements théoriques
La notion de soundscap ou paysage sonore a été introduite à la fin des années 70 par Raymond Murray Schafer, compositeur et pédagogue canadien. Il construit le néologisme soundscape « ce qui peut être entendu » par une simple transposition du terme landscape « ce qui peut ête vu ». Cette notion est au centre d’une démarche d’écologie sonore : étudier les paysages sonores afin de lutter contre les « pollutions acoustiques » de l’ère post-industrielle. La démarche soutend deux enjeux : un enjeux d’inventaire des paysages sonores et un enjeux esthétique d’amélioration des paysages sonores en cherchant une harmonie entre les sons du monde et ceux de l’homme. De ce fait, cette démarche a subi une série de critiques au fil desquelles la notion de soundscape a évolué, en parallèle de la notion de paysage à laquelle elle est étroitement liée .
On pointe un parti pris naturaliste : la notion de soundscape se réduit à un simple panorama naturel écouté, décrit et analysé objectivement par un sujet passif (Paul Rodaway, 1994). Cette acceptation paraît désuète aux vues des évolutions des théories sur le paysage envisagé désormais comme un « système regroupant des manifestations multisensorielles qu’un groupe d’individus co-construit avec son territoire de vie ( Manola, Geiser, 2012).
De plus on reproche à Schafer une approche esthétisante quand il distingue les paysages « hi-fi » de qualité, c’est à dire ceux de la nature idéalisée offrant une gamme de sons variés, cycliques et harmonieux, aux paysages « lo-fi » saturés de la ville industrielle aux sons artificels, répétitifs et monotones. Schafer établit implicitement une hiérarchie des paysages dans laquelle ceux qui sont dignes d’intrêts sont préférentiellement les paysages remarquables ( Lopez, 1997) au détriment des paysages ordinaires ( Luginbühl, 2007) enjeux des politiques d'aménagement au XXI ème siècle ( Convention européenne du paysage, 2000)
Cette notion largement débattue a cependant le mérite d’être à l’origine de l’émergence d’une géographie qui intègre la dimension sonore dans ses champs de recherches. Roulier (1999) distingue trois entrées possibles selon que l’on considère l’espace , le paysage ou le milieu sonore.
La géographie du bruit privilégie une approche quantitative de l’espace sonore en mesurant le niveau du bruit considéré comme une nuisance. Elle s’intéresse aux contextes d’émergence de la gêne et à ses effets. Localement le bruit excessif peut déclencher des enjeux collectifs à propos de l’espace : il peut être le catalyseur de luttes entre acteurs ( riverains d’un aéroport, de discothèques, d’autoroutes).
Si on privilégie une approche plus sensible, le bruit n’est plus seulement envisagé comme une nuisance mais comme un ensemble de sonorités, dont la variabilité dans le temps et dans l’espace renseignent sur deux champs. Cette variabilité permet à la fois d‘interpréter les sociétés par leur production de paysages sonores qui témoignent de pratiques sociales, économiques... mais aussi de connaître les représentations mentales différenciées de l’espace sonore en fonction des individus. L’analyse de ces variations fonde la géographie des bruits.
Plus récemment apparaît un géographie des milieux sonores qui propose d’étudier "l’ensemble des rapports matériels et abstraits entre une société et son environnenemt sonore" (Roulier, 1999) . Elle offre un champs d’étude transversal intégrant les deux courants précédemment cités.
Enfin à l'image du paysage visuel, la paysage sonore est un véritable couteau- suisse de la géographie : à la fois concept, objet d'étude et outil pour la recherche. L'actualité récente a montré que le paysage sonore est aussi un outil très pertinent pour analyser des phénomènes géographiques contemporains complexes tel que les effets du confinement sur l’activité humaine. Le projet collaboratif Silent Cities mis en place par un collectif de scientifiques (Samuel Challeat , Nicolas Farruga, Amandine Gasc et Jérémy Froidevaux) s’est donné comme objectif de documenter les effets du confinement en enregistrant les paysages sonores dans de nombreuses villes en France et plus largement en Europe. L’ensemble des ces captations ont permis non seulement de garder mémoire de paysages sonores urbains atypiques mais permettent aussi de nourrir les questionnements de l’écologie urbaine
La notion a depuis évolué et fait l'objet de nombreux débats [https://www.metropolitiques.eu/Du-soundscape-au-paysage-sonore.html].
Cette notion est connectée aux approches de la géographie sensible etde la notion de pollution sonore.
Décrire le monde " à l'oreille" est un exercice encore peu commun en géographie, pourtant des pratiques pédagogiques émergent des salles de classe témoignant de potentialités à explorer
Des exemple.s de pratique pédagogique :
- en accroche, utilisation d'un paysage sonore pour identifier un espace
- appréhension d'un espace au travers d'une carte sonore interactive ou de vidéos / Miami,
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-a-la-une-miami-ville-sonore
Des porteurs d'eaux dans un bidonville
A utiliser à partir de 53:32
PROPOSITION 1
Créer un paysage sonore à partir d'un tableu de Joseph Vernet - Histoire
> Objectif : créer le paysage sonore d’un document iconographique.
> Classe de Seconde : dans le cadre d’un atelier en demi-groupes ou en classe entière
> Thème du programme : (exemple mais nombreuses possibilités selon niveau et/ou thème)
Thème 3 : L’Etat à l’époque moderne : France et Angleterre
Chapitre : L’affirmation de l’Etat dans le royaume de France
>>> Joseph Vernet, La construction d’un grand chemin, 1775, musée du Louvre, Paris.
> Objectifs notionnels / capacités - compétences :
Contextualiser
Employer les notions et exploiter les outils spécifiques aux disciplines
Utiliser le numérique
> Documents / outils mobilisés :
- Audacity (création paysage sonore + fichier audio description document iconographique)
- Genially ou Voicethread (compiler fichier audio et image)
- La Sonothèque et BBC Sound Effects
> Activité des élèves :
Séance 1 (1 h) : Introduction : qu’est-ce qu’un paysage sonore, méthode histoire, choix document iconographique par les élèves (individuel ou groupe) + rédaction du script de la description du document choisi (= 1 min à l’oral). Travail à finir pour la séance suivante.
Séances 2 (30-45 min) : Dégager tous les sons potentiels du document puis, hiérarchiser ces derniers (fond sonore = continuité sonore, sons + ou - importants qui se détachent du fond sonore = ruptures sonores, dialogue(s)). Script sonore = une liste structurée qui correspondra à l'ordre d'ajout des sons sur audacity.
>>> Tableau en PJ
Séances 2-3 (1h) : Trouver et/ou créer les sons : en allant chercher sur des banques de sons (ex : BBC sound effects, la Sonothèque), les sons qui pourraient « convenir », étant entendu qu’il est parfois difficile voire impossible, dans le cadre de cet atelier, de créer certains sons, par exemple le son d’un instrument du MA (explication 1ère séance). Les élèves peuvent aussi créer (en s’enregistrant) des sons du paysage sonore (ex : les voix...).
Séance 4 (30 min) : montage final + mise en forme avec Voicethread ou Genially. Le montage du paysage sonore s’effectue à partir du logiciel audacity. Une fois les fichiers sons créés (paysage sonore + explication document), les élèves créent le fichier son final = 30s paysage sonore puis 1min30 (+ ou -) description document avec paysage sonore atténué puis 30s paysage sonore.
PROPOSITION 2
Description - atouts - limites de ce support :
L'utilisation des paysages sonores permet avant tout de faire de la géographie autrement en s'exerçant à questionner le monde par nos sens. Bien souvent les sons sont considérés comme secondaires dans la représentation de l'espace pourtant ils ont un pouvoir évocateur très puissant. Cette approche peu commune capte l'attention des élèves et renouvelle leur intérêt pour l'étude paysagère
De plus les paysages sonores sont complémentaires des interfaces visuelles. Ils laissent entendre une multitude de sons dont les sources peuvent être éloignées et non visibles. Ils donnent ainsi des informations variées et pertinentes sur la vie quotidienne des sociétés. La séquence vidéo des porteurs d'eau du bidonville de Nairobi, citée plus haut est un exemple significatif: dans ce bidonville le fourmillement des activités humaines, les fortes densités de populations, sont évoqués par le bruit du train, les voix des enfants, les musiques qui s'échappent des échoppes, le bruit des marteaux... Et pourtant tous ces éléments sont invisibles
L'interface sonore peut toutefois être complexe à appréhender : les sons se répandent, se mélangent se font écho. Le paysage sonore prend forme en fonction de l'agencement de ces sons: brefs ou longs qui se répètent ou pas; plus ou moins forts. Par ailleurs, l'espace sonore est fragmenté et non superposable à l'espace visuel, les sons pouvant être dissociés de leur source, Pour accompagner les élèves dans une démarche de compréhension des paysages sonores , il semble donc nécessaire de mettre en place quelques jalons opérationnels.
Pour identifier des sons, il est nécessaire que les élèves disposent d'un bagage lexical varié sinon la description n'a que très peu d'intérêt.
Pour décrire le paysage sonore il semble judicieux de fournir une grille de lecture qui permette de caractériser les sons : intensité, durée, fréquence ( voir le mémoire de recherche de Marianne LEPENNEC "Des paysages sonores aux paysages géographiques : pour une approche sonore de l’espace en cycle 2")
Pour analyser, la démarche hypothético-déductive peut aider les élèves à comprendre les relations qui unissent les sons aux sociétés qui l'ont produit.
Enfin se pose le question de la représentation des paysages sonores . Dans une démarche quantitative les cartes de points noirs acoustiques, les courbes isophoniques permettent de représenter la répartition spatiale du bruit .
Mais en classe au collège et dans le secondaire, l'approche est plutôt qualitative et s'oriente vers l'étude de la diversité des bruits qui définissent l'identité d'un espace. Comment représenter ces bruits ? Les localiser ? Ces questionnement peuvent faire l'objet d'une réflexion avec les élèves : au collège de Lourdes, les collégiens ont eu la tâche de représenter le paysage sonore capté de leur fenêtre pendant le confinement au printemps 2020. Ils ont expérimenté plusieurs techniques : la carte heuristique, le sketchnote, le dessin ( sous forme de BD, de vue aérienne), le repère orthogonal. Le numérique offre d'autres possibilités : la carte postale sonore, la carte intéractive sur laquelle il est possible de géolocaliser des extraits sonores ( carte sonore de Miami) ou encore la narration cartographique.
Des ressources :
http://www.pearltrees.com/t/themes-de-geographie/paysage-sonore/id11241044
Bibliographie - Sitographie
Challéat samuel , Farrugia Niolas, Gasc Amandine, Froidevaux jérémy, « Silent cities. Paysages sonores d’un monde confiné » - octobre 2020.
Geisler Elise, « Du “soundscape” au paysage sonore », Métropolitiques
Lopez, Francisco. 1997. « Schizophonia vs l’objet sonore : le paysage sonore (soundscape) et la liberté artistique », CEC Concordia.
Luginbühl, Yves. 2007. « La place de l’ordinaire dans la question du paysage », Cosmopolitiques, n° 15, p. 173‑177.
Manola Théa, Geisler Elise, « Du paysage à l'ambiance : le paysage multisensoriel - Propositions théoriques pour une action urbaine sensible »
Rodaway, Paul. 1994. Sensuous Geography. Body, Sense and Place, Londres et New York : Routledge.
Frédéric Roulier, « Pour une géographie des milieux sonores », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Environnement, Nature, Paysage, document 71
Jean-Pierre GUTTON, Bruits et sons dans notre histoire, Paris, PUF, 2000
France Culture - Épisode 4 : Peut-on faire l’histoire du paysage sonore ?