École : l’évaluation, capable du meilleur, coupable du pire
Charles Hadji, Université Grenoble Alpes
La question de l’évaluation à l’école revient sur le devant de la scène. Alors que le ministre de l’Éducation, Jean‑Michel Blanquer, entend développer une culture de l’évaluation, de nouvelles évaluations des élèves sont désormais prévues à mi-CP, en CE1, et en seconde. Une « instance de l’évaluation », dédiée à l’appréciation des établissements, est en cours de création pour 2019, tandis que les députés Marie Tamarelle-Verhaeghe et Régis Juanico viennent de rendre leur rapport sur l’évaluation du système scolaire.
Et, comme toujours, l’irruption de ce sujet déclenche des polémiques, suscitant autant d’espoirs que de craintes. Comment expliquer cette polarisation ? Faut-il voir dans l’évaluateur un acteur social toujours écartelé ?
Une simple fonction « GPS » ?
Évaluer revient à mesurer l’acceptabilité d’une réalité donnée – individu, institution, situation, politique – par référence à des attentes déterminées, en vue d’en dire la valeur. Qu’il s’agisse de décerner un Prix Nobel, de désigner le meilleur pâtissier, d’apprécier l’action du gouvernement, ou de noter une copie, l’enjeu est le même. Si ce n’est qu’il n’est pas toujours et nécessairement question de classer ceux qu’on jauge.
Du point de vue de la conduite des actions, l’évaluation est une nécessité. Pour atteindre un but, il est préférable de savoir où l’on en est par rapport à lui ! Telle est sa première et pour ainsi dire naturelle fonction : accompagner des acteurs engagés dans un processus (enseigner ; apprendre ; transformer les rapports sociaux, etc.) en les éclairant sur leur situation par rapport à leur objectif. On pourrait parler d’une fonction « GPS ». L’évaluation est ici totalement légitime. Elle concrétise la volonté de vivre les yeux ouverts.
Mais l’évaluation ne se contente pas d’éclairer en situant. Elle juge. Un jugement, même « d’acceptabilité », est un jugement. Si bien que, d’une part, le fait d’être jugé produit du stress. Celui qui sait qu’on l’évalue peut perdre une partie de ses moyens, dans une situation pour lui a-normale.
L’évaluateur, d’autre part, court le risque de sombrer dans l’ivresse que donne le pouvoir de juger. Et de céder alors à la tentation de l’abus de pouvoir, dans une relation asymétrique ou complémentaire, qui le place en position haute par rapport à des évalués en position basse. Il faudra une grande force d’âme pour résister à ce que Patrice Ranjard (1984) désignait comme un « plaisir persécuteur » : « la toute-puissance de noter : un plaisir qui vient des enfers ».
Entre valorisation et rapport de force
Ayant pour ambition de dire la valeur, l’évaluation devrait premièrement, et logiquement, contribuer à la valorisation de ceux sur qui elle porte. Il s’agit de dire ce que vaut une copie, un élève, une politique. L’évaluateur fait par principe l’hypothèse que ce qu’il évalue a un minimum de valeur, sauf à s’enfermer dans une conception négative de la valeur, qui pourrait tendre vers la nullité – et même descendre en dessous de zéro ? En ce sens l’évaluation devrait toujours être bienveillante, et ne pas s’interdire de mettre en évidence les progressions et les réussites.
Mais la tentation du regard dévalorisant sera d’autant plus forte que les « valeurs » au nom desquelles on juge poussent en ce sens. C’est en valorisant des attentes (celles dont on apprécie la réalisation) que l’évaluation est créatrice de valeur. Et que valent les valeurs au nom desquelles on valorise ces attentes ? Par exemple, la concurrence, la compétitivité, la performance, la rentabilité méritent-elles vraiment d’être valorisées ? On risque d’imposer des « valeurs » contestables, qui ne sont, de fait, que les valeurs du temps. D’un temps où domine un modèle socio-économique qui impose la loi du marché.
L’usage dominant de l’évaluation comme pratique sociale tend alors à s’inscrire dans ce modèle. Concrètement, l’évaluation va valoriser des rapports de compétition qui ne sont que rapports de force et de domination. Pour faire faire, comme le déplorait Illich dès 1971, l’apprentissage de la soumission. On ne sait bientôt plus que « passer sous la toise »…
Au cœur de l’évaluation, une ambiguïté révélatrice
On se souvient du mot de Pascal : « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Les pratiques évaluatives sont frappées d’une ambiguïté qui n’est que l’expression d’une ambiguïté humaine fondamentale. Car l’homme, qui est toujours capable du meilleur, est aussi, hélas, trop souvent, coupable du pire. L’évaluation, l’une des activités cognitives les plus fréquentes chez l’être humain, n’échappe pas à la règle.
L’évaluation est capable du meilleur quand, en n’oubliant jamais un premier impératif d’objectivité – dans le cadre d’une démarche techniquement rigoureuse-, sa volonté première est de mettre l’éclairage qu’elle apporte au service de la promotion et du développement de ceux qu’elle éclaire – dans le cadre d’une volonté humaniste. Elle est coupable du pire quand, aux errements techniques (notamment la méconnaissance des biais qui pèsent sur elle), s’ajoutent des usages sociaux éthiquement contestables. C’est le cas lorsqu’une « sélectionnite » aiguë est mise au service de la reproduction sociale.
Et encore : la sélection peut être faite plus ou moins bêtement (évaluation négative ! J’aurais pu dire, dans le cadre d’une évaluation positive ou bienveillante : plus ou moins intelligemment) ! Le film Première année sur les études de santé vient d’en donner un bon exemple. Comment peut-on se satisfaire de la plus archaïque et de la plus primaire des épreuves (un QCM) pour sélectionner de futurs professionnels qui, dans leur exercice, auront besoin de bien d’autres choses que de la seule capacité de mémorisation forcenée ? En rendant presque impossible un véritable apprentissage, un mode d’évaluation peut dénaturer des études, et rendre malades de futurs médecins.
Finalement, et comme dans la « guerre des étoiles », qui l’emportera, du côté obscur, ou lumineux, de l’évaluation… et de l’humanité ? Une chose est certaine. Le combat pour une évaluation humaniste va de pair avec le combat pour une société plus humaine. Le défi de l’évaluation à l’école n’est que la face scolaire d’un défi que doivent affronter tous les hommes.
S’il n’est jamais gagné d’avance, le combat pour une évaluation « au service de tous les élèves », devient, parce que « humanité (dans sa face lumineuse) oblige », un devoir impérieux pour tous les éducateurs et enseignants. Sachant que l’homme « a en lui une nature capable de bien » (Pascal), il ne faudrait jamais désespérer… pas même de l’évaluation !
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation. 17 oct 2018. CC BY ND 4.0