"Entre sécularisme et nationalisme hindou – l’Inde vers la démocratie ethnique"

Entre sécularisme et nationalisme hindou – l’Inde vers la démocratie ethnique 

Christophe Jaffrelot 

En 1976, l’Inde a inscrit dans sa Constitution le principe du sécularisme auquel, en réalité, renvoyaient déjà plusieurs de ses articles depuis la promulgation de ce texte en 1950. L’article 15 interdit ainsi toute discrimination sur la base de l’appartenance religieuse et l’article 25 reconnaît la liberté de conscience ainsi que le droit de « pratiquer et propager librement sa religion ». A ces droits individuels s’en ajoutent d’autres, collectifs. Les articles 26 et 30 stipulent ainsi que chaque communauté est autorisée à établir des institutions philanthropiques et éducatives, ces dernières pouvant en outre recevoir des subsides de l’Etat. Ces communautés sont par surcroît habilitées à « gérer leurs propres affaires en matière de religion », ce qui renvoie notamment à la reconnaissance des droits coutumiers et des lois personnelles comme la Shariat, la Constitution indienne se contentant de recommander à l’Etat la mise en œuvre d’un « code civil uniforme » qui n’a toujours pas vu le jour. Le sécularisme à l’indienne, on le voit, n’implique pas la sécularisation de la société au sein de laquelle il opère. Au contraire même puisqu’il repose sur une reconnaissance publique des religions. Alors que la laïcité à la française passe par une séparation nette de l’espace public et de celui de la religion, le sécularisme indien reconnaît toutes les croyances de manière officielle. Il se situe au croisement de la citoyenneté individualiste, la liberté de conscience étant reconnue, et du communautarisme multiculturel. Depuis au moins trois décennies des piliers du sécularisme sont battus en brèche de facto sinon de jure. En effet, si aucune des clauses de la Constitution soutenant le caractère séculariste du régime n’a été remise en cause, l’hindouisation de la sphère publique s’est traduite par une identification croissante du pouvoir à cette religion sous l’effet de mobilisations ethno religieuses orchestrées par les nationalistes hindous. Ceux-ci définissent l’indianité à partir de la religion dominante, en considérant les Musulmans et les Chrétiens comme une pièce rapportée et en requérant ces minorités de prêter allégeance à des symboles d’identité hindous. La matrice du mouvement nationaliste hindou, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS – Organisation des Volontaires Nationaux), fondé en 1925, demeure en retrait par rapport aux différentes succursales dont elle s’est dotée: syndicats (étudiant, paysan et ouvrier), organisations religieuses, mouvements de jeunesse et, bien sûr, un parti politique, le Bharatiya Janata Party (BJP – Parti du peuple indien). L’essor du nationalisme hindou sur la scène publique remonte aux années 1980 et en particulier au mouvement d’Ayodhya. Dans cette ville d’Inde du nord une mosquée avait été construite au XVIème siècle sur un site considéré par les Hindous comme le lieu de naissance du dieu Ram. A partir de 1989 les élections générales vont être l’occasion, pour les nationalistes hindous, de revendiquer ce site pour y (re)construire un temple dédié à Ram. Ce mouvement connut son point d’orgue en 1992 avec la démolition de la mosquée. En parallèle, le BJP a progressé de façon régulière jusqu’à former le gouvernement en 1998. Avec 172 sièges sur 544, le BJP était toutefois contraint de nouer des alliances pour former une coalition parlementaire. Or nombre de partenaires ne partageaient pas l’idéologie nationaliste hindoue du BJP qui fut donc obligé de remiser ses projets les plus ouvertement hostiles au sécularisme. Le gouvernement d’Atal Bihari Vajpayee (1998-2004) a tout de même accéléré l’érosion du sécularisme, comme en témoigne les violences dont furent victimes les musulmans au Gujarat en 2002. Après dix ans dans l’opposition, le BJP est revenu au pouvoir en 2014 avec, cette fois, une majorité absolue à la chambre basse du parlement indien. Son leader, Narendra Modi, qui était à la tête du Gujarat lors du pogrome anti-musulman de 2002, a fait une champagne électorale centrée sur les questions économiques mais dont l’instrumentalisation du religieux n’était pas absente. La politique du BJP depuis qu’il est au pouvoir – tant au sein des Etats qu’il a conquis qu’à New Delhi – n’a pas remis en cause le sécularisme officiel, malgré le passage de plusieurs lois très controversées dans certains Etats, mais les minorités ont été soumises à l’action de groupes de vigilantistes à la police culturelle implacable. ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Christophe Jaffrelot est Directeur de Recherche (DRCE) au CERI-Sciences Po/CNRS, Président de l’Association Française de Science Politique et de l’Association Britannique d’Etudes Sud Asiatiques. Il est Non Resident Fellow à la Carnegie Endowment for International Peace et Consultant Permanent au Centre d’Analyse de Prévision et de Stratégie du Ministère Français des Affaires Etrangères. Il co-dirige l’Observatoire Franco-Allemand de l’Indo Pacifique créé par le CERI et le GIGA. Parmi ses publications récentes figurent Le syndrome pakistanais, Paris, Fayard, 2013, L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019 et Gujarat under Modi. Laboratory of Today’s India (OUP, 2023).