La littérature au même titre que l'ensemble des productions culturelles, peut être interrogée, réemployée au service de nos disciplines, que ce soit comme éclairage de nos programmes, au service de la construction de représentations sur des époques et espaces, des réflexions qui renvoient à l'altérité ou tout simplement pour combler la faim de culture propre à tout professeur. Bonnes lectures!
Hasard ou coïncidence, les deux rentrées qui scandent le calendrier national, l’une scolaire, l’autre littéraire, se télescopent au mois de septembre. Conjonction troublante, tropisme inconscient, certains livres qui marquent l’actualité littéraire semblent d’ailleurs ouverts aux problématiques qui intéressent les programmes scolaires. Alors, si comme Mohamed Mbougar Sarr – un des prodiges de cette rentrée – on soupçonne le hasard de n’être « qu’un destin qui s’ignore », un petit tour d’horizon de la rentrée littéraire s’impose pour tenter de faire le pont entre les deux principaux événements de la fin de l’été.
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Editions Philippe Rey, 2021
Jeune écrivain Sénagalais, Diégane Latir Faye, vit en France et mène une vie d’intellectuel expatrié entre aspirations artistiques et études supérieures. Au coeur de ce qu’il appelle le « ghetto » parisien, soit l’espace informel de la diaspora africaine, il décrit un monde et une langue qui tentent de s’extraire de la pesanteur de la francophonie. Au coeur de ce microcosme que Mohamed Mbougar Sarr peint avec une précision, une intelligence et un art de la narration qui font de lui un des favoris pour les grands prix de l’automne, vient se greffer une intrigue littéraire quand le jeune Diégane se lance sur les traces d’un auteur africain mythique, disparu en 1938 après avoir donné au monde un livre aussi génial qu’introuvable.
Le voyage débute, dans le temps et l’espace, se tisse un monde entre deux, celui du départ, celui de l’arrivée, de la perte et de l’assimilation. Les termes ne valent plus rien, post-colonial, cancel culture, seule la fiction s’impose qui permet de saisir les rapports entre les peuples. Certaines pages permettent d’aborder la question coloniale avec sensibilité et précision. « Il était l’un des premiers, au village, à aller à l’école des Blancs dans la grande ville. Lorsqu’il en revenait, il était l’attraction. Il racontait la ville. Il décrivait les Blancs et leurs habitudes. Il évoquait leur savoir et leurs secrets merveilleux. (…) Il parlait notre langue en y introduisant quelques mots de français. Assane était un enfant doué et curieux. (…) L’école française en fit un adolescent et un jeune homme instruit, cultivé, sûr de lui (c’était sa mission après tout) en fit un petit Noir blanc. » (M. Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, p.149)
Lecteur et admirateur de Roberto Bolaño – le titre du livre est un hommage au grand écrivain Chilien – M. Mbougar Sarr introduit la critique au coeur de l’oeuvre. Par la langue, les aspirations intellectuelles et la culpabilité, il peint la complexité des sociétés liées entre elles par un passé douloureux, qui compose les hommes, les rapproche malgré les résistances. C’est dans la complexité de cette culture commune que plonge l’écrivain, en utilisant la langue comme moyen d’exploration et la fiction comme intelligence du réel. Un grand roman, captivant et abordable pour des élèves de lycée.
Kapka Kassabova, L’Echo du lac, Machialy, 2021, traduction Morgane Saysana
Présenter ce livre c’est déjà en questionner la forme. Le titre original évoque le voyage, la guerre et la paix. Ces « échos » repris dans la traduction française. La narratrice se rend sur les lieux de son histoire familiale pour en recueillir les traces et comprendre l’effet de ce substrat sur sa propre psychologie. Récit, non-fiction et donc, psycho-géographie, nous sommes à la lisière, aux frontières, quelque part dans ce que la littérature peut produire de plus complexe, un territoire insaisissable défini avant tout par l’acte d’écrire.
Sur les rives du lac d’Ohrid, frontière d’eau entre l’Albanie, la Grèce et la Macédoine du Nord, Kapka Kassabova explore le poids des frontières sur l’histoire des hommes. Au coeur de cet hyper-lieu de l’histoire européenne, dans cet espace qui selon Churchill, « produit plus d’histoire qu’il ne peut en consommer », l’auteur d’origine bulgare, explore la question des frontières et n’hésite pas à rappeler au lecteur européen que « les Balkans c’est nous ». A l’aide de cartes et auprès des hommes et des femmes qu’elle rencontre, elle donne à voir une géographie des frontières ouverte à tout ce qui compose un territoire. De nombreux passages permettent d’aborder le thème 3 du programme d’HGGSP en Première et montrent comment les divisions du monde ont des racines qui plongent au coeur des hommes et des territoires. De nombreuses situations très concrètes fournissent autant d’exemples lumineux pour l’approche des espaces frontaliers.
Les recherches de l’auteur se heurtent aussi à d’autres questions et notamment celle-ci, qui revient comme une antienne obsédante : « A qui appartenez-vous ? ». Car près des frontières c’est de cela dont il est question : « Ce que je venais y chercher était aussi simple qu’insaisissable : la continuité de l’être à travers la continuité du lieu ». Un lieu qui rappelle l’Aleph de Borges : « un des points de l’espace qui contient tous les autres », comme en écho à sa vision du lac : "Le lac d’Ohrid fait partie de ces endroits sur terre qui vous donne l’impression d’avoir rendez-vous avec le destin » (p.47).
Patrick Deville, Fenua, Seuil, 2021
Huitième volet de son grand oeuvre de déchiffrement du monde, Fenua, a poussé Patrick Deville à poser ses valises – et ses stylos – dans les mers du sud, au coeur de l’archipel polynésien qui figure pour ce grand explorateur littéraire, un bout du monde lié à son enfance française et à la littérature des XIX° et XX° siècles.
Sur les traces de Gauguin, London, Melville ou Segalen, il dresse une histoire vertigineuse de cet espace du lointain. Entre fascination et découverte, exil et rapprochement c’est toute une géographie de la colonisation et de sa psychologie dans laquelle nous plonge le grand auteur français. Il questionne le rapport des peuples au lointain, et recueille les paroles englouties sous les justifications et les négations. Des voyages de Bougainville aux essais nucléaires en passant par les égarements politiques et les clientélismes, Patrick Deville propose un panoptique puissant d’un des territoires de l’outre-mer français. A ce titre, il peut être étudié au collège et au lycée tant il contient des anecdotes et des éléments qui illustrent parfaitement les rapports complexes de ces géographies lointaines.
Si cette rentrée fait la part belle aux questions de géographie, l’histoire et l’EMC ne sont pas exclues pour autant des considérations des écrivains contemporains. Tanguy Viel, la plume toujours précise et l’intelligence affutée, signe un roman absolument contemporain avec La fille qu’on appelle (Minuit, 2021). En posant la question du consentement et de la narration au féminin par un auteur masculin, il place le fond et la forme sur la ligne de crête des cancel culture. Un homme peut-il encore écrire sur ces questions ? Peut-on aborder par la fiction un sujet aussi sensible ? Ces questions peuvent faire l’objet de débat que de nombreux extraits du livre permettent d’illustrer car, en grand maître du style indirect, Tanguy Viel nous plonge dans l’intimité de ces psychologies en conflit. La maîtrise formelle, le récit est organisé selon la déposition de victime, permet véritablement de poser ces questions brulantes qui hantent notre société contemporain.
Dans Saint Just & des poussières, Arnaud Maïsetti (éditions de L’Arbre vengeur, 2021), choisit le roman contre l’histoire. En plongeant sa plume dans l’encre de l’histoire pour produire un Saint Just lyrique et immortel, il défend l’idée d’une révolution conservatrice dont les racines plonge dans la condamnation du procureur du procès de Louis XVI. Pour la question de la Nation qui sous-tend les études révolutionnaires en classe de seconde, il y a là un biais aussi ambitieux qu’éclairant. En choisissant ce personnage plutôt que Danton ou Robespierre , Arnaud Maïsetti pose la question de la représentation et de l’incarnation du peuple, préalable à celle de la Nation. Le lecteur est plongé dans la machine révolutionnaire, dans le moteur et la fabrique des événements, une immersion qui permet de prendre la mesure de la puissance historique à l’oeuvre durant cette période au point de continuer à faire se convulser nos mémoires et notre histoire contemporaine.
Tous ces romans montrent à quel point les programmes scolaires sont ouverts sur les questions de sociétés mais aussi l’importance des sciences humaines pour l’intelligence du monde contemporain. Loin de s’opposer, les récits de fiction et les productions érudites se complètent pour éclairer notre perception du réel. C’est l’idée que défendait d’ailleurs Pierre Bayard lors de la rentrée littéraire de janvier : « C’est donc tout un combat qui reste à mener pour inscrire au coeur de nos sociétés la reconnaissance que l’imagination et la capacité de raconter de bonnes histoires constituent des valeurs essentielles, que tout pays démocratique, (…), devrait s’attacher à préserver. » Pierre Bayard, Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ? , Minuit, 2020. Dont acte.