Smith

Adam Smith, la figure du travailleur pauvre

 

 Vous pouvez lire en ligne ci-dessous ou bien tĂ©lĂ©charger le texte et l'exemplier de la confĂ©rence de Jeanne Szpirglas qui a eu lieu en visioconfĂ©rence le 12 janvier 2023 Ă  l'occasion d'un stage sur les nouveaux auteurs du programme.

 

 

 

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AdamSmith

 

L’échange à la lumière de la sympathie

 

introduction

Adam Smith est un philosophe Ă©cossais apparentĂ© aux Scottish enlightenments, admirateur des encyclopĂ©distes français, liĂ© Ă  Condorcet et Turgot. Ami de Hume toute sa vie, tous les deux Ă©lèves de Francis Hutcheson dont il prit la suite Ă  la chaire de philosophie morale de Glasgow. Ses ouvrages principaux sont en 1759 la TSM, qu’il retravaillera et rĂ©Ă©ditera toute sa vie, et qui lui vaut une grande notoriĂ©tĂ© europĂ©enne puis en 1776 la Richesse des Nations, dont le succès auprès des Ă©conomistes a Ă©clipsĂ© pendant des dĂ©cennies son Ĺ“uvre philosophique. On lit dĂ©sormais la RDN Ă  la lumière de la TSM. Et c’est pourquoi la première partie de l’exposĂ© sera consacrĂ©e Ă  la thĂ©orie de la sympathie pour la lumière dont elle Ă©claire l’échange et ce que l’on pourrait la corruption des sentiments moraux qui rĂ©sulte de la division du travail.  

 

  1. La théorie de la sympathie

 

La TSM fut toujours considĂ©rĂ©e par AS comme son ouvrage principal. Elle porte comme sous-titre de la TSM : Essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d'abord sur les actions des autres et ensuite sur leurs propres actions.

Son concept central est la sympathie qui est un principe de la nature humaine. Cette sympathie se dĂ©finit comme un transport et non comme une contagion Ă  la diffĂ©rence Hume. Elle est la capacitĂ© de nous transporter par l’imagination dans la place de l’autre. En nous imaginant Ă  la place de l’autre, on imagine ce qu’il sent dans sa situation.

Ce transport part de notre expĂ©rience, l’autre est alors perçu comme un autre moi par une identification qui semble d’abord une rĂ©duction puisque nous jugeons des facultĂ©s des autres par les nĂ´tres : « ce sont les impressions de nos sens seulement, non celles des siens, que notre imagination copie Â». VoilĂ  qui pourrait faire craindre que le sujet smithien reste enfermĂ© dans sa sensibilitĂ© propre mais ce qui empĂŞche la solipsisme, c’est que le spectateur conserve toujours la conscience de cette altĂ©ritĂ©.

 

Double changement de place

Le transport de la sympathie s’effectue en deux sens : un trajet aller et un trajet retour qui consiste Ă  se voir de la place de l’autre. Nous regardons nos sentiments Ă  partir des jugements que nous imaginons que les autres posent sur nous de leur propre place. Ce deuxième moment est tout aussi fondamental que le premier. Et nous savons que les autres sont vis-Ă -vis de nous dans la situation du spectateur qui effectue un transport imaginaire. On cherche ainsi comment notre conduite apparaĂ®trait, au conditionnel donc, aux autres si nous Ă©tions Ă  leur place. La place du spectateur devient mobile et dĂ©centre continuellement le sujet qui se construit en tant qu’autre de l’autre.

 

L’objet de la sympathie, ce sont les affections des autres et plus prĂ©cisĂ©ment les joies et les peines. Or nous ne sympathisons pas au mĂŞme degrĂ© avec les unes et les autres. les petites joies sont très sympathisables ainsi que les grands malheurs. La sympathie affecte le sentiment originel en s’ajoutant Ă  la joie qu’elle rend plus forte encore, et, dans le cas de la peine, en apportant Ă  celui qui souffre le plaisir de la sympathie c’est-Ă -dire en insinuant « dans le cĹ“ur l'unique sensation agrĂ©able ou presque qu'il est alors capable de recevoir Â». La personne qui sympathise « prend alors une partie du fardeau Â» et « attĂ©nue le poids de ce que sentent les malheureux Â». C’est le principe mĂŞme des condolĂ©ances.

Dans une lettre du 28 juillet 1759, Hume objecte à Smith que nous ne devrions pas vouloir sympathiser avec le malheur des autres si la sympathie avec une douleur est elle-même pénible. Et en effet, si la sympathie pour le malheur était seulement malheureuse, on n’aurait de cesse en effet de fuir le malheur des autres. AS répond que lorsqu’on sympathise avec un malheur, il y a bien un sentiment pénible qui emprunte un peu de la peine avec laquelle il sympathise, mais il y a simultanément un sentiment de plaisir qui naît de la correspondance entre le sentiment sympathique et le sentiment originel de l’agent. Le désagrément de partager un sentiment pénible est compensé par le plaisir de l'accord sympathique.

 

La fiction

La sympathie suppose l’imagination et repose sur une illusion ou Ă  tout le moins sur une fiction : « Pour toutes les impressions dont l'homme est susceptible, l'Ă©motion du spectateur  suppose donc toujours une fiction d'imagination par laquelle il se substitue lui-mĂŞme Ă  l'autre. Â» Le rĂ©el et l’imaginaire interfèrent dans la sympathie et la rĂ©alitĂ© semble presque moins susceptible d'entrainer la sympathie que l'imaginaire. On sympathise autant avec la crainte de la souffrance qu’avec la souffrance rĂ©elle, et presque davantage avec la souffrance reprĂ©sentĂ©e qu’avec la peine rĂ©elle. C’est le thème très classique Ă  l’époque du plaisir paradoxal pris Ă  la tragĂ©die. Les infortunes qu’on nous reprĂ©sente  ne « sont pas des sensations dĂ©pourvues de dĂ©lice Â». C’est sur une fiction que repose Ă©galement « sympathie illusoire Â» que nous Ă©prouvons pour les morts : « nous logeons nos âmes vivantes dans leurs corps inanimĂ©s Â» Ă©crit Smith (TSM, I, 1). Nous nous reprĂ©sentons la dĂ©tresse que nous Ă©prouverions si nous Ă©tions Ă  leur place, mĂŞme si nous savons rationnellement qu’ils n’éprouvent rien de tel.

 

Le principe d’atténuation

Nous compensons donc par l’imagination la diffĂ©rence qu’implique l’altĂ©ritĂ©. Toutefois le transport n’est pas complet et l’altĂ©ritĂ© subsiste comme Ă©cart : « Par l'imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mĂŞmes tourments, nous entrons pour ainsi dire Ă  l'intĂ©rieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la mĂŞme personne. Â» le changement imaginaire n'est que momentanĂ© et la situation propre du spectateur, se rappelle Ă  lui, il ne peut s'en extraire longtemps. Il a parfaitement conscience de ne pas ĂŞtre celui avec lequel il sympathise. Le sentiment sympathique n’est donc pas tout Ă  fait de mĂŞme nature que l’affection originaire ; entre eux existe une variation de modalitĂ©.

Plus essentielle par ses consĂ©quences est la variation d’intensitĂ©. Le transport n’est pas complet en raison du principe d’attĂ©nuation : je sens ce que sent l’agent mais Ă  un degrĂ© plus faible : « toutes les passions sympathiques restent fort au-dessous des passions originelles. Â» Ă©crit AS. Cette attĂ©nuation de la joie ou de la douleur originelles est essentielle au processus de la sympathie. S'il faut s'efforcer Ă  la sympathie, c'est qu'elle n'est en elle-mĂŞme qu'un Ă©cho affaibli de la passion originaire. Et mĂŞme en rendant aussi complet que possible le transport sur lequel la sympathie est fondĂ©e, l'Ă©motion du spectateur n’égalera jamais celle de l’agent. Le principe d’attĂ©nuation peut apparaĂ®tre comme un obstacle interne Ă  la capacitĂ© de sympathiser, mais il nous permet de faire face Ă  nos chagrins sans endurer intĂ©gralement ceux des autres.

 

Les deux vertus : l’amabilitĂ© et l’empire sur soi

La capacitĂ© de sympathiser, constitue une première vertu que Smith appelle l’amabilitĂ©. C’est la vertu du spectateur. Celui-ci s’efforce de se hausser au niveau de l’affection de l’agent, et d’élever son Ă©motion au plus près de l’affection originelle.

La deuxième vertu, l’empire sur soi, est la vertu de l’agent qui, parce qu’il espère la sympathie du spectateur, doit faire taire ses Ă©motions. C’est un effort d’insensibilisation qui est directement liĂ© au principe d’attĂ©nuation, puisqu’il s’agit de s'accorder Ă  l'indiffĂ©rence et Ă  l'insensibilitĂ© du spectateur. L’agent tient compte dans ses propres passions de ce dĂ©faut de sympathie, il l’intĂ©riorise et le devance afin de ne pas le subir : « nous rĂ©duisons nos sentiments Ă  ce qui peut en ĂŞtre partagĂ© par eux Â». Celui qui souffre, sent en effet la rĂ©ticence de l’autre Ă  entrer dans son chagrin et dit Smith, il essaye d’en « Ă©touffer la moitiĂ© Â». Ce processus dĂ©bute dès l’enfance : l’enfant comprend qu’il ne peut gagner la sympathie de ses camarades de jeu qu'en modĂ©rant ses passions : « Il entre ainsi dans la grande Ă©cole de l'empire sur soi. Â» La tâche de l’éducation est d’apprendre Ă  l’enfant « to bring down its passions Â».

L’empire sur soi procure le double plaisir de la victoire que l’on remporte sur soi-mĂŞme et de la sympathie qu’elle nous obtient des autres. Celui qui sait se contrĂ´ler peut mĂŞme parvenir, mais c’est assez exceptionnel, Ă  inverser le processus d’attĂ©nuation au point que l’affection du spectateur excède la passion originelle : « Nous sommes toujours plus enclins Ă  pleurer et verser des larmes pour ceux qui /…/ semblent ne rien sentir pour eux-mĂŞmes, que pour ceux qui donnent cours Ă  toute la faiblesse de leur chagrin.” Dans ce cas , nous ne sympathisons pas avec la douleur de l’agent mais prĂ©cisĂ©ment avec son effort pour maĂ®triser sa douleur : “nous sympathisons avec sa vertu”. 

 

N’y a-t-il pas une contradiction entre les deux vertus de l’amabilitĂ© et de l’empire sur soi puisque l’une suppose une grande sensibilitĂ© et la seconde, un effort pour s’insensibiliser ? L’amabilitĂ© est la condition de l’empire sur soi parce qu’il faut bien que je sympathise avec l’agent pour anticiper son indiffĂ©rence. Et l’empire sur soi est Ă  son tour condition de l’amabilitĂ© puisque c’est lui qui permet aux passions de devenir sympathisables. Le plus aimable devrait ĂŞtre le plus respectable cad le plus prompt Ă  se rendre sympathique et ces deux vertus forment ensemble toute la perfection dont nous sommes capables.

 

Disparition de l’originaire

Ce processus d’attĂ©nuation va dans le sens d’un affaiblissement des affections. L’agent travaille Ă  rendre ses passions sympathiques si bien que l’empire sur soi est dĂ©jĂ  l’œuvre au sein de la passion originaire, qui espère la sympathie et s’attend Ă  l’indiffĂ©rence. « nous ne nous modĂ©rons pas en apparence Â» Ă©crit Smith pour souligner l’effectivitĂ© de l'empire sur soi.

Dès lors, on n’en finit pas d’affaiblir la passion originaire, l’originaire disparaît, toute passion étant réfléchie, secondarisée, atténuée.

La conséquence du principe d’atténuation, c’est une subtile mécanique des passions, une autorégulation affective dont l’autorégulation du corps social semblera le prolongement. Il n’y a pas lieu d’instituer des régulations, elles se produisent à l’intérieur et par les passions sans qu’il soit nécessaire d’invoquer la volonté ni la raison. La sympathie est un sentiment spontané par opposition au calcul, mais c’est un sentiment qui médiatise les affections et ce faisant les affaiblit.

 

Convenance et approbation

Si la sympathie est ce sentiment paradoxal qui rĂ©gule les affections, elle est aussi un jugement qui se confond avec le jugement moral. Quand je sympathise avec les affections de l’autre, c’est parce que je les estime proportionnĂ©es Ă  leur cause ou Ă  leur objet. La sympathie juge la propriety traduit par « convenance Â» de l’affection de l’agent : si on constate que l’agent Ă©prouve ce qu’il est naturel qu’il Ă©prouve dans sa situation, alors on sympathise. Cette sympathie est la reconnaissance de la convenance. Inversement, le dĂ©faut de sympathie vient de ce que nous jugeons les sentiments des autres inadĂ©quats ou disproportionnĂ©s.

Il ne faut pas chercher hors de la sympathie la règle qui prĂ©side au jugement : « il n'est guère possible que nous fassions usage d'une autre règle ou d'un autre canon que l'affection correspondante en nous-mĂŞmes. Â»  C’est bien la sympathie qui fournit les critères d'Ă©valuation de la moralitĂ©. L'impression sympathique se convertit en jugement moral. Toutefois, l’approbation suppose davantage que la simple intuition sympathique de la correspondance des sentiments, elle exige que la sympathie se rĂ©flĂ©chisse et se saisisse comme telle : « L’approbation de la convenance requiert donc non seulement que nous sympathisions entièrement avec la personne qui agit, mais encore que nous percevions cet accord parfait entre ses sentiments et les nĂ´tres. Â»

 

On a donc deux niveaux qui se prĂ©sentent comme des mouvements spontanĂ©s, ce qui rend difficile de les distinguer : la sympathie suppose la convenance, l’approbation suppose la conscience de la convenance. Cette prise de conscience n’a cependant pas d’autre traduction que la sympathie : « Approuver les passions des autres comme adĂ©quates Ă  leurs objets est la mĂŞme chose qu'observer que nous sympathisons entièrement avec elles ; et ne pas les approuver comme telles revient Ă  observer que nous ne sympathisons pas entièrement avec elles. Â» Vouloir la sympathie des autres, c’est donc vouloir leur approbation. Lorsque nous avons du mĂ©rite, nous sommes heureux de l’approbation des autres et nous la partageons c’est-Ă -dire que nous nous approuvons nous-mĂŞmes non pas directement mais par l’intermĂ©diaire du jugement des autres. Nous en verrons bientĂ´t l’incidence dans la question du travail.

 

 

Le spectateur impartial

L’approbation prend en compte le motif de l’agent qui est l’objet d’une sympathie directe et les consĂ©quences de l’action qui sont l’objet d’une sympathie indirecte en conciliant l’approche dĂ©ontologique et l’approche consĂ©quentialiste. Cette approbation Ă©value d’un point de vue absolu, celui de la perfection par rapport les actions jugĂ©es sont nĂ©cessairement en dĂ©faut, mais elle juge aussi selon un point de vue relatif : l’approximation moyenne de cette perfection telle qu’on la rencontre dans la rĂ©alitĂ© courante. Il y a donc une double rĂ©fĂ©rence Ă  un tribunal divin et Ă  un jugement qui se fonde sur la rĂ©alitĂ© humaine.

Or entre la sympathie qui approuve immĂ©diatement et ce tribunal divin inaccessible, il existe un tribunal intĂ©rieur, une instance intĂ©rieure que Smith appelle un demi-Dieu en nous ou the Man within : c’est le Spectateur Impartial. ConformĂ©ment au sous-titre de la TSM, l’expĂ©rience du jugement des autres nous enseigne Ă  devenir les spectateurs de nos propres actions, en quoi nous nous pensons autre de l’autre. Nous nous envisageons comme les autres nous envisagent. La reconstitution par le spectateur des sentiments de l’agent a pour corrĂ©lat que l’agent invente aussi pour une part ceux du spectateur. Aussi dit Smith, « peu importe que la position du spectateur soit occupĂ©e rĂ©ellement Â», l'agent peut l'occuper fictivement : il s'observe comme le ferait un spectateur impartial, figure fictive d’un tiers qui s’élabore en nous Ă  partir des spectateurs rĂ©els.

 

Comment concilier la sympathie et l’impartialitĂ© puisque lorsque je sympathise avec les autres, j’adopte aussi le regard sympathique des autres sur moi. C’est pourquoi Victor Cousin, grand lecteur de la philosophie Ă©cossaise, Ă©voque le concept contradictoire de « sympathie impartiale Â». En rĂ©alitĂ©, le spectateur impartial est produit par la sympathie mais il tend Ă  devenir absence de sympathie. Par la rĂ©itĂ©ration de l’expĂ©rience subjective, Ă©merge dans le sujet quelque chose de l’ordre du gĂ©nĂ©ral. Une parfaite impartialitĂ© est impossible, elle supposerait qu’on puisse faire la somme de tous les points de vue possibles. Et c’est prĂ©cisĂ©ment parce que le spectateur impartial incarne une gĂ©nĂ©ralitĂ© qu’il se modifie dans le temps.

 

On a donc dĂ©sormais trois niveaux qui restent difficiles Ă  distinguer dans l’expĂ©rience : la sympathie spontanĂ©e qui exprime la convenance, l’approbation qui rĂ©flĂ©chit l’accord sympathique, et le spectateur impartial qui se dĂ©tache du particulier et forme des règles. Ce qui a l’apparence de la spontanĂ©itĂ© dans la convenance est ainsi en rĂ©alitĂ© le rĂ©sultat d’un processus fortement mĂ©diatisĂ©. L’expĂ©rience de la convenance engendre le spectateur impartial mais celui-ci est sans doute dĂ©jĂ  Ă  l’œuvre dans l’évaluation qui se donne spontanĂ©ment, de la convenance. La formation du jugement moral est ainsi un processus graduel, progressif, continu que chaque nouvelle expĂ©rience vient enrichir et modifier. La conscience naĂ®t de l’élaboration intĂ©rieure de ce que nous affecte, la sympathie intègre une altĂ©ritĂ©, qui n'est ni l'insu de l'opinion, ni l'insu de l'inconscient (diffĂ©rence avec le surmoi), mais la sĂ©dimentation des points de vue rencontrĂ©s et imaginĂ©s. C’est de ce rapport Ă©motionnel Ă  autrui et de notre permĂ©abilitĂ© au jugement des autres que naĂ®t notre capacitĂ© intellective et morale.

 

 

Les contradictions de la sympathie

 

Surgissent cependant deux difficultĂ©s car il arrive que la sympathie se dissocie de l’approbation, soit parce qu’on ne sympathise pas avec ce qu’on approuve, soit parce qu’on sympathise avec ce qu’on n’approuve pas.

 

Par dĂ©faut : Les règles morales

Il peut arriver qu’on ne sympathise pas avec une joie ou avec un chagrin que nous jugeons pourtant proportionnĂ©s Ă  leur cause. Le spectateur n’éprouve pas ce qu’il devrait Ă©prouver, what he should feel aux deux sens de « should Â» : du probable et de l’attendu. Nous savons qu’une situation devrait susciter notre sympathie mais la correspondance des sentiments ne se produit pas. C’est ici qu’interviennent les règles gĂ©nĂ©rales de moralitĂ© qui ont pour fonction de prendre le relai de l’affectivitĂ©. Elles corrigent en quelque sorte nos affections actuelles et fonctionnent comme une sympathie artificielle ou conditionnelle qui pallie le dĂ©faut de sympathie spontanĂ©e.

Ces règles morales ont une genèse empirique et subjective.

  • subjective d’abord puisque le spectateur est le siège de la normativitĂ©. Les règles ont un fondement sympathique et psychologique un peu comme dans l’Exode (23,9) que cite Smith et qui commande aux HĂ©breux d’aimer les Ă©trangers parce qu’eux-mĂŞmes ont Ă©tĂ© des Ă©trangers et qu’ils ont une expĂ©rience qui est un savoir.
  • En second lieu, les règles sont empiriques et parce que l’expĂ©rience est constitutive, il est inutile de postuler un sens moral. Tout commence dans des jugements particuliers dont on ne peut Ă©valuer la conformitĂ© Ă  des règles gĂ©nĂ©rales tout simplement parce qu’il n’y a pas initialement de règles gĂ©nĂ©rales. Adam Smith accorde au rationalisme l’existence de règles gĂ©nĂ©rales mais c’est l’expĂ©rience qui fait naĂ®tre ces règles qui servent ensuite de norme du jugement.

Cet empirisme implique que les règles de moralitĂ© se forment dans un contexte historiquement dĂ©terminĂ©, comment supposer dans ce cas que leur validitĂ© puisse dĂ©passer le contexte de leur Ă©laboration ? Les règles morales suivent un mouvement d’abstraction et jusqu’à un certain point, elles parviennent Ă  s’abstraire des circonstances particulières de leur genèse. Pour autant elles ne sont absolues ni dans leur origine, ni dans leur application, et ceux qui cherchent de l’exactitude dans les matières qui n’en sont pas susceptibles Ă©crivent des « ouvrages aussi inutiles qu'ennuyeux Â».

 

Par excès : La vanitĂ© 

Le deuxième dĂ©faut de la sympathie n’est pas dĂ©faut en rĂ©alitĂ© mais excès puisque nous Ă©prouvons de la sympathie pour ce qui n’en mĂ©rite pas. La sympathie met en Ă©vidence une donnĂ©e anthropologique fondamentale : le dĂ©sir de plaire et d’être approuvĂ©. Vouloir plaire Ă  tout prix, sans que la sympathie qu’on inspire se justifie par nos actions, c’est ce qu’on appelle la vanitĂ© qui n’est donc rien d’autre que l’excès du dĂ©sir naturel de plaire. Elle est une pente naturelle de la sympathie et non un vice de la nature humaine. Le vaniteux essaye de se faire estimer au-dessus de ce qu’il est et qu’il sait qu’il est. Au contraire, pour satisfaire aux exigences du spectateur impartial, il faut parfois accepter de dĂ©plaire au spectateur rĂ©el. Cette recherche de l’approbation est telle qu’elle inverse en quelque sorte l’amour de soi. Lorsque nous nous prĂ©fĂ©rons Ă  autrui, il nous devient plus difficile d’obtenir l’approbation des autres et consĂ©cutivement de sympathiser avec nous-mĂŞmes. Donc pour occuper la première place, il faut que j’en accorde une presque Ă©gale Ă  autrui, au point que l’abnĂ©gation et le sacrifice de soi peuvent se comprendre comme des formes paradoxales et paroxystiques de l’amour de soi.

Il y a donc deux voies pour gagner la sympathie d’autrui : la voie de la vertu nous obtient la sympathie par notre mĂ©rite, et la voie de la richesse et de la puissance qui nous l’obtient par la vanitĂ©..

 

Une illusion utile, l’amour des puissants

Nous avons en effet l’illusion que la richesse et la grandeur font notre bonheur et cette illusion entretient « le mouvement perpĂ©tuel de l’industrie du genre humain Â». LittĂ©ralement, elle mène le monde et il est donc heureux qu’elle nous abuse de cette façon. Cette illusion explique aussi notre disposition naturelle Ă  admirer les puissants. Nous souhaitons le bonheur des grands : « puissants rois, vivez Ă  jamais ».

Pourquoi leur vouer cette admiration ? Cela tient aux Ă©gards et proprement aux regards que nous obtiennent la richesse et la puissance. Ce dont jouit le riche, ce n'est pas de sa fortune mais de la lumière qui l'accompagne. Et le pauvre souffre essentiellement de son obscuritĂ© ; il vit dans l’ombre : « Il sent que sa pauvretĂ© le place hors de la vie des hommes. Â» Il demeure dans la foule tout aussi obscur qu’il l’était dans son taudis. Or tous les maux sont plus supportables que l’obscuritĂ© et le mĂ©pris. La crainte de la mort n'est pas seule Ă  nous hanter. Nous ne redoutons pas seulement de disparaĂ®tre mais Ă©galement de ne jamais apparaĂ®tre. Le riche a atteint une situation d’éclat qui l’offre aux regards d’une sympathie universelle et qui lui donne du pouvoir sur les affections des autres. Il initie les modes mais lui-mĂŞme reste inimitable et lorsqu’il parvient Ă  sympathiser, ce n’est pas avec le pauvre qu’il sympathise mais avec la sympathie du pauvre envers lui.

Les grands sont donc admirĂ©s et respectĂ©s tout Ă  fait indĂ©pendamment de leur vertu et nous le savons si bien qu’au fond, nous ne leur cherchons pas de mĂ©rite. Leur grandeur excède tout mĂ©rite, leur richesse en tient lieu. Ainsi, nous respectons les puissants en raison de leur puissance qui est elle-mĂŞme sans raison. Cet amour des puissants explique que les pires tyrans suscitent le respect. Notre admiration sympathique conforte un ordre social inĂ©galitaire et constitue un puissant facteur de soumission. Si la philosophie et la raison nous enseignent qu’il est parfois possible de dĂ©poser un roi, notre nature en revanche « nous porte Ă  nous soumettre Ă  eux, par amour pour eux-mĂŞmes. Â»

 

Les colifichets

Il arrive que la vanitĂ© soit aussi historiquement un facteur dissolvant de l’ordre social. Adam Smith prend souvent l’exemple de la disparition de la fĂ©odalitĂ© Ă©rodĂ©e par les dĂ©buts de l’économie marchande. A l’époque fĂ©odale, les seigneurs entretiennent des gens en grand nombre et toute leur fortune passe dans l’entretien de ces gens qui en contrepartie sentent l’obligation d’assurer leur dĂ©fense. Le dĂ©veloppement des arts marchands donne aux puissants l’occasion de dĂ©penser tous leurs biens dans des dĂ©penses de faste et de consommer sans partage leurs biens. Or les artisans dont on rĂ©munère le travail peuvent bien se sentir obligĂ©s, ils ne sont plus dĂ©pendants : « ...et c'est ainsi que pour gratifier la plus puĂ©rile, la plus vile et la plus sotte de toutes les vanitĂ©s, ils abandonnèrent par degrĂ©s tout ce qu'ils avaient de crĂ©dit et de puissance. Â»

La vanitĂ© est plus forte ici que l’intĂ©rĂŞt puisque les seigneurs Ă©changent leur protection contre les « colifichets Â», ces objets du raffinement dont Adam Smith dit qu’ils sont « la consolation de leur vanitĂ© Â». Et de quoi la vanitĂ© doit-elle ĂŞtre consolĂ©e sinon d’elle-mĂŞme c’est-Ă -dire de vouloir les effets du mĂ©rite sans le mĂ©rite, et de garder la conscience secrète de l’usurpation initiale.

 

 

 

Réinterprétation de la proposition de Smith

 

« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dĂ®ner, mais bien du soin qu'ils apportent Ă  leurs intĂ©rĂŞts. Nous ne nous adressons pas Ă  leur humanitĂ© mais Ă  leur Ă©goĂŻsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. Â» RDN I, chap 2

 

 

  • DĂ©fense d’un droit inaliĂ©nable de travailler. Lit de justice de Louis XVI/Turgot. Etre libre de choisir son activitĂ©. Renversement : S’adresser Ă  l’intĂ©rĂŞt du boucher et du boulanger, c’est faire droit Ă  l’homme ordinaire d’être juge de son intĂ©rĂŞt propre et de chercher Ă  l’assurer. On doit laisser la sociĂ©tĂ© juger de la propriĂ©tĂ© ou convenance avec laquelle chacun poursuit ses intĂ©rĂŞts. Sur l’intĂ©rĂŞt : au 18ème, valeur prĂ©dictive de l’intĂ©rĂŞt par opposition aux passions. Das Adam Smith Problem : maintien de la bienveillance mais relativisation, cas particulier des relations sociales. Affect est dans une logique de la contiguĂŻtĂ©.
  • La libertĂ© psychologique : rĂ©forme Ă©conomique, rĂ©forme politique, rĂ©forme intellectuelle sont Ă©troitement liĂ©es. faire confiance au peuple.
  • Application de la thĂ©orie de la sympathie : mĂ©canisme d’ajustement. Il faut prĂ©senter l’échange comme un moyen d’amĂ©liorer la condition de l’autre et non la sienne. De la mĂŞme façon que l’agent abaisse ses passions au degrĂ© qui les rend sympathisables, l’agent Ă©conomique intègre dans son action ce qui peut lui obtenir la confiance des autres. La vertu de l’empire sur soi lui permet de rĂ©frĂ©ner son intĂ©rĂŞt Ă©goĂŻste et de rĂ©duire ses prĂ©tentions. La vertu de l’amabilitĂ© qui permet de se reprĂ©senter les motivations et les intĂ©rĂŞts des autres est Ă©galement requise. la sympathie est un processus d’ajustement entre les sentiments des agents et des spectateurs, l’échange Ă©conomique vise un Ă©quilibre par un processus d’ajustement permanent.
  • Penchant Ă  l’échange : donnĂ©e anthropologique. Repose sur des facultĂ©s : penser et parler. Echange verbal, affectif, Ă©conomique. Importance de l’adresse : on s’adresse Ă  l’égoĂŻsme du boulanger. On fait « comme si Â» il Ă©tait Ă©goĂŻste et le boulanger fait comme si son acheteur Ă©tait Ă©goĂŻste. Double mouvement de projection. Vertu consiste Ă  ne pas la supposer en autrui. La morale d’Adam Smith est une morale rĂ©ciproquement unilatĂ©rale.

 

 

 

II- Division du travail et division sociale

 

Les trois modalités de la division du travail

Le concept de division du travail est le concept central de la RDN. Elle concerne d’abord la division des mĂ©tiers et Ă  cet Ă©gard, Smith est essentiellement prĂ©occupĂ© par l’oppression par les institutions intermĂ©diaires (les guildes, les jurandes, les corporations). Le texte bien connu sur la manufacture d’épingles renvoie Ă  la division analytique du travail et aux dĂ©buts d’une morcellisation dont adam Smith dĂ©nonce Ă©galement les effets. Et il existe une troisième forme de cette division du travail illustrĂ© par l’exemple du manteau de laine et qui a pour fonction de reprĂ©senter l’interdĂ©pendance et la complexitĂ© des Ă©changes. A chacune de ses modalitĂ©s de la division du travail correspond un discours critique spĂ©cifique : la division par mĂ©tier exprime la lĂ©gitimitĂ© d’un droit de travailler. L’analyse du travail dans la manufacture est le point d’un dĂ©part d’une analyse de toutes les divisions subsĂ©quentes puisque la division du capital et du travail engendre la division de la sociĂ©tĂ© en classes puis la division du travailleur avec lui-mĂŞme. Le modèle du commerce de la laine est façon de dĂ©signer la prĂ©somption d’une recherche du commun.

 

Le sujet du travail

Avec le fondement anthropologique de l'Ă©change (le penchant), le sujet du travail n'est plus la terre mais l'homme. rupture avec la physiocratie, Ă©cole française d’économie (François Quesnay, Mirabeau, Dupont de Nemour, Mercier de la Rivière), Ă  laquelle la Richesse Des Nations rend hommage tout en s’en dĂ©marquant. La physiocratie repose sur la thĂ©orie du produit net, c’est-Ă -dire l’idĂ©e que seule l’agriculture est productive. La terre rend plus qu’on ne lui donne tandis que l’industrie transforme et le commerce transporte : ce sont des activitĂ©s stĂ©riles. MĂŞme lorsque le travail est en lien avec la terre, AS ne pense pas le travail comme rapport de l’homme Ă  la nature mais toujours immĂ©diatement comme un rapport social des hommes entre eux.

Or le social est donnĂ©, il n’y a pas lieu de le constituer. C’est la raison pour laquelle AS refuse la fiction d’un Ă©tat de nature et d’un contrat ou accord des volontĂ©s qui serait Ă  l’origine de la sociĂ©tĂ©. Il reprend dans cette perspective, la mĂ©taphore du passager d’un bâteau qu’utilise Hume dans sa critique du contrat originel : supposons que nous ayons Ă©tĂ© transportĂ©s endormis sur un bâteau, nous serions bien tenus d’en respecter les règles mais pas supposĂ©s de leur avoir donnĂ© volontairement notre consentement. Cette critique du contrat, c’est-Ă -dire d’un acte originel fondateur, a pour corrĂ©lat une sorte de grande histoire universelle, histoire conjecturale ou philosophique mais nĂ©anmoins nourrie d’exemples historiques, et qui s’exprime dans la thĂ©orie des 4 stades : toute sociĂ©tĂ© humaine est passĂ©e ou passera inĂ©vitablement par les mĂŞmes quatre stades successifs de dĂ©veloppement, dĂ©fini par un mode spĂ©cifique de subsistance : la chasse et la cueillette (les Indiens d’AmĂ©rique du Nord), en second l’âge des pasteurs, puis le stade de l’agriculture, et finalement le stade commercial. Le gouvernement ne naĂ®t pas d’un consentement mais d’une nĂ©cessitĂ© historique.

 

Dans les premiers stades, soit avant l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, « Ce qui constitue la rĂ©compense naturelle ou le salaire du travail, c'est le produit du travail. Â» le produit entier du travail appartient sans partage Ă  l'ouvrier. La division entre le travail et le capital s’opère lors du passage du stade d’autosubsistance des chasseurs Ă  l’âge des pasteurs qui accumulent des bĂŞtes au-delĂ  de leur consommation tandis que les autres n’ont que leur force de travail, expression qu’invente Smith pour Ă©voquer le travail des Indiens. L’inĂ©galitĂ© de fortune s’accroĂ®t au temps de l’agriculture en raison de l’intervalle entre le travail et le produit, entre la production et la consommation, par oĂą se constitue le capital primitif.

Le travailleur partage dès lors le produit de son travail avec ceux qui lui louent une terre ou lui avancent les moyens de sa production, le produit du travail se rĂ©partissant entre le salaire, le profit et la rente. La fraction du travail de l'ouvrier qui ne lui est pas payĂ©e par son employeur est le profit.

 

Puisuqe l’échange demande qu’on puisse mesurer les valeurs de ce qui Ă©changĂ© donc de ramener des inĂ©galitĂ©s Ă  une forme d’identitĂ© et que le travail est le dĂ©nominateur commun des marchandises Ă©changeables, le travail devient substance et mesure de la valeur. Mais le travail est aussi quelque chose qu’on achète et qu’on rĂ©munère, une marchandise dont le prix varie. Le prix rĂ©el du travail, par opposition Ă  son prix nominal sur le marchĂ©, c’est ce qu’il coĂ»te au travailleur car le travail est « toil and trouble Â». voici ce qu’écrit Smith : « Le prix rĂ©el de chaque chose, ce que chaque chose coĂ»te rĂ©ellement Ă  celui qui veut se la procurer, c'est le travail et la peine qu'il doit s'imposer pour l'obtenir. Â» L’invariant du travail c’est donc le prix payĂ© par le travailleur, sa peine, et ce qui se mesure, c’est une quantitĂ© de peine. Toute marchandise est une fatigue cristallisĂ©e, rĂ©ifiĂ©Ă©, Marx dirait coagulĂ©e.

Ce concept de peine se subdivise entre l’effort, constitutif de tout travail, et la tristesse du travailleur devant son sort dans le travail aliéné. La peine est donc un concept complexe comme on le sait par les tentatives de mesurer la pénibilité aujourd’hui. A l’époque de Smith, l’ingénieur Coulomb se lance dans une initiative qui semble insensée, pour mesurer la peine du travailleur. Dans son Mémoire sur la force des hommes en 1778, il construit un modèle physico-économique pour distinguer le produit du travail et sa dépense. Il monte une expérimentation sur le transport de charges en montée et calcule le produit entre le poids total monté (la charge plus le poids du porteur) par la hauteur de l’élévation. L’objectif est d’arriver au maximum d’effets possibles avec le moins de fatigue, selon un principe économique.

Au fondement de l'objectivité de la valeur, on trouve donc l’élément subjectif de la peine, ce que l’on peut comprendre par analogie avec le domaine moral puisque les règles générales de la moralité résultent d’une expérience subjective. Le travail est ainsi l'échange d'une peine contre une épargne de fatigue car le salaire représente un pouvoir d’achat c’est-à-dire la quantité de travail qu’il peut s’épargner. Le travailleur établit un rapport entre le travail épargné et le travail dépensé animé de l’espoir de s’épargner de la fatigue, espoir évidemment déçu car la quantité de marchandises que paie le capitaliste est inférieure à celle qu'il récupère, ou si l’on préfère, le travail dépensé est toujours supérieur au travail épargné.

 

De cette conception du travail dĂ©coule une dĂ©finition de la richesse. La richesse consiste « dans la quantitĂ© de travail que l’on peut commander ou acheter Â». Elle est un droit de commandement sur le travail d’autrui. AS s’oppose Ă  la conception mercantiliste dont toute la RDN est la critique et qui assimile la richesse Ă  l’accumulation d’or et d’argent. Cette richesse est l’objet mĂŞme de La Richesse des Nations et fixe le but de l’économie politique : « L'Ă©conomie politique/.../ se propose deux objets distincts, le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en Ă©tat de se procurer lui-mĂŞme- on retrouve ici le droit de travailler- ce revenu ou cette subsistance abondante... Â» La subsistance du peuple est ainsi le premier objet de l’économie politique et la richesse d’un Etat consiste dans la modicitĂ© des biens de subsistance, qu’on appellerait aujourd’hui le pouvoir d’achat des plus pauvres. La richesse vĂ©ritable n’est pas ce qui s’oppose Ă  la pauvretĂ© mais ce qui la supprime, l’absence de pauvretĂ© objective mesurĂ©e par l’accès aux biens de subsistance. CondisĂ©rĂ© de sont temps comme l’ami des pauvres, AS dĂ©fendait les hauts salaires comme un facteur de prospĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale. La pauvretĂ© subjective qui n’est ressentie qu’à la faveur d’une comparaison. Avant le dĂ©veloppement de l’économie marchande, presque tout le monde est objectivement pauvre. Smith prend l’exemple du prince de tribus sauvages qui est objectivement plus pauvre que le pauvre des sociĂ©tĂ©s marchandes dĂ©veloppĂ©es. Mais ce qui est vrai de leur mode de vie ne l’est pas de leur perception. Lorsqu’est surmontĂ©e la pauvretĂ© objective, reste une pauvretĂ© subjective ou de comparaison, Ă©preuve de l’obscuritĂ© dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ©e.

 

A partir de l’inĂ©galitĂ© initiale, les inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques artificielles et historiques ne cessent de croĂ®tre. La rĂ©partition inĂ©gale du produit du travail entre le travailleur le propriĂ©taire des fonds entraine une divergence toujours plus profonde des intĂ©rĂŞts comme l’écrit Smith au sujet des salaires par exemple : « les ouvriers doivent gagner le plus possible ; les maĂ®tres donner le moins qu'ils peuvent Â». Le rĂ©sultat, ce sont des rapports de force toujours dĂ©favorables aux plus faibles Ă©conomiquement. La victoire des maĂ®tres tient d’abord Ă  la dissymĂ©trie du besoin que les parties ont les unes des autres : les ouvriers sont dans la dĂ©pendance du capital qui peut imposer ses conditions. Ils n’ont pas assez de biens de rĂ©serve pour tenir longtemps.

En second lieu, les maĂ®tres parviennent Ă  former des coalitions silencieuses : « On n’entend guère parler dit-on, de coalitions entre les maĂ®tres et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaĂ®tre ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maĂ®tres se liguent rarement entre eux. Les maĂ®tres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas Ă©lever les salaires au-dessus du taux actuel./…/ A la vĂ©ritĂ©, nous n’entendons jamais parler de cette ligue parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose et que personne n’y fait attention. Â» (RDN I, chap 8)

Ces coalitions discrètes des maĂ®tres sont rendues possibles par leur indĂ©pendance matĂ©rielle, et par le relai de la lĂ©gislation qui interdit aux ouvriers les coalitions et favorisent celles des maĂ®tres, qui dĂ©fend les pratiques corporatistes et qui encourage la politique de bas salaires. Le contrat de travail dissimule un rapport de forces et maintient les travailleurs au seuil de la survie. Voici ce que Smith Ă©crit dans le deuxième et dernier numĂ©ro de la revue qu’il a crĂ©Ă©e avec l’historien Robertson (Edinburg review) :  « Les lois de la justice qui maintiennent l'inĂ©galitĂ© parmi les hommes sont dès l'origine une invention des hommes rusĂ©s et puissants pour conserver ou acquĂ©rir sur leurs semblables une supĂ©rioritĂ© injuste et dĂ©savouĂ©e par la nature. Â» L’Etat et les institutions de justice apparaissent comme les moyens qui ont structurĂ© et confortĂ© les rapports de force, un reflet et un instrument de la division sociale. Parfois le droit est au moins ambigĂĽ dans ses effets, ainsi les Poor Relief Act de 1662, qui attachent les pauvres Ă  la paroisse - la paroisse « civile Â» Ă©tait une unitĂ© administrative chargĂ©e de lever les taxes, de rĂ©parer les routes, de maintenir l’ordre, de rendre la justice, et elle avait le pouvoir de restreindre le droit de rĂ©sider et de se dĂ©placer. Elle fut un important instrument de pouvoir et de contrĂ´le sur les pauvres- dont ils dĂ©pendent de la charitĂ©. La paroisse les empĂŞche d’exercer leurs compĂ©tences ailleurs et les confinent dans la pauvretĂ© : la RDN parle de “trappes Ă  pauvres. Toute la lĂ©gislation semble donc dominĂ©e par « l'importunitĂ© bruyante des intĂ©rĂŞts partiaux Â»

 

On a vu les causes objectives des antagonismes de classe, mais l’économie concerne des agents qui sont mus par leurs reprĂ©sentations. Et celles-ci sont Ă  la fois cause et effet des inĂ©galitĂ©s. Il faut ici se reporter Ă  un texte très important de la RDN, quoiqu’il se prĂ©sente comme une digression Ă  la toute fin de livre I, dans lequel AS expose les reprĂ©sentations respectives que chaque classe sociale se fait de son intĂ©rĂŞt et de l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral. On se souvient qu’il y a trois classes : la classe des propriĂ©taires fonciers qui vit de la rente des terres, la classe des dĂ©tenteurs des capitaux qui vivent du profit et la classe de ceux qui vivent de leurs salaires. On est donc bien passĂ© ici de la division de mĂ©tiers des petits artisans au modèle d’analyse du travail de la manufacture.

L’intérêt de chaque classe est lié à l’intérêt général sans qu’elle en ait une représentation droite et toutes les classes n’ont pas conscience de leur propre intérêt au même degré.

  • Les propriĂ©taires fonciers sont dans une situation confortable et quoique leur intĂ©rĂŞt soit fortement liĂ© Ă  celui de la sociĂ©tĂ©, ils n'ont pas vĂ©ritablement conscience d'y contribuer. Les propriĂ©taires terriens sont cependant socialement moins offensifs que les nĂ©gociants car les campagnes sont plus propres Ă  l’isolement et donc moins favorables aux coalitions.
  • les dĂ©tenteurs des capitaux, c’est-Ă -dire le commerce et la manufacture, ou les classes supĂ©rieures ont une conscience aigĂĽe de leur propre intĂ©rĂŞt qu’elles font toujours prĂ©valoir sur celui de la sociĂ©tĂ© d’autant qu’elles pensent que leurs bĂ©nĂ©fices sont en raison inverse de la prospĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale. Elles façonnent leur conscience en fonction de leur intĂ©rĂŞt au point que l'intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral finit par demeurer en dehors de leur conscience. Smith les estime engagĂ©s dans ce qu’il appelle « une conspiration contre le public Â» et il doutait que les marchands et les industriels puissent adopter une attitude responsable. Cela dit le paradoxe que les classes possĂ©dantes qu’Adam Smith a si vivement critiquĂ©es, aient pu jusqu’à ce jour, s’autoriser de lui.

Du point de vue de la sympathie, qui assure en définitive la cohésion sociale, on comprend que la conscience aigüe que les puissants ont de leurs intérêts les rend inaptes à la sympathie avec les classes laborieuses. Leurs sentiments moraux sont corrompus parce qu’ils ne sont plus capables de prendre en compte les intérêts des autres classes sociales.

 

  • La classe de ceux qui vivent de leurs salaires : leur intĂ©rĂŞt est liĂ© Ă  celui de la sociĂ©tĂ© car les salaires s'Ă©lèvent lorsque la demande d'ouvriers augmente, et elle est aussi la classe qui a le plus Ă  souffrir du dĂ©clin de la sociĂ©tĂ©. Mais l’ouvrier ne peut prendre conscience de la convergence de son intĂ©rĂŞt avec celui de la sociĂ©tĂ©. Quelles sont les raisons de cette altĂ©ration de la conscience de l’ouvrier ?

Tout d’abord, ses conditions de travail ne lui laissent guère le loisir d’élargir ses pensées. Il ne saisit pas les liaisons entre les phénomènes économiques, parce qu’il manque du temps nécessaire pour s’informer et que la mécanisation des tâches affecte jusqu’à sa capacité à se représenter droitement son propre intérêt. Et puisque l’intelligence se forme par les activités ordinaires, la morcellisation du travail empêche son développement et la formation d’un jugement rationnel. Finalement même ses qualités morales sont affectées, elles sont comme engourdies.

 

La sympathie joue ici un rĂ´le ambigu.

Notons d’abord qu’il n’y a pas d’inĂ©galitĂ© naturelle entre les hommes. Il y a bien des inĂ©galitĂ©s gĂ©ographiques puis des inĂ©galitĂ©s Ă©conomiques artificielles mais pas d’inĂ©galitĂ© originelle et naturelle. Entre le philosophe et le portefaix, il n’y a au dĂ©but aucune diffĂ©rence remarquable : « hardly any apparent difference Â». Et cette diffĂ©rence infime est encore moins prĂ©sente dans la Richesse des Nations en 1776 qu’elle l’était dans les Leçons sur la Jurisprudence en 1762. Les distinctions sociales reposent sur des diffĂ©rences produites par la division du travail. Les diffĂ©rences d’aptitude ne sont donc pas la cause mais l’effet de la division du travail. La diffĂ©renciation progressive des individus coĂŻncide avec le dĂ©veloppement des inĂ©galitĂ©s. C’est pourquoi il s’agira d’éviter, par l’éducation notamment, l’irrĂ©versibilitĂ© de cette diffĂ©renciation.

 

La sympathie conforte les inĂ©galitĂ©s en les rendant supportables pour deux raisons. En principe en effet, la constitution du SI suppose que chacun jouisse d’une Ă©gale considĂ©ration mais la vanitĂ© accorde des statuts diffĂ©rents Ă  travers l’admiration des puissants. Et puis la sympathie conserve de sa dimension affective la caractĂ©risque de sa contiguĂŻtĂ©. La logique de l’affect est de dĂ©croĂ®tre Ă  proportion de son extension. La sympathie est donc plus forte envers les personnes qui nous sont proches.  Ces deux causes, vanitĂ© et contiguĂŻtĂ©, explique que les inĂ©galitĂ©s sont d’autant mieux tolĂ©rĂ©es et incontestĂ©es qu’elles sont plus plus grandes puisque si la diffĂ©rence de situation ou de statut est très grande, nous sommes moins affectĂ©s par l’autre : « Les personnes qui nous ressemblent sont plus aptes Ă  exciter notre compassion et Ă  affecter notre sympathie : plus grande est la diffĂ©rence, moins nous sommes affectĂ©s par autrui. Â» Ceci explique qu’il n’y a pas souvent de jalousie du serviteur envers le maĂ®tre qu’il sert.

 

Ce ne sont pas les mĂ©canismes marxiens de l’idĂ©ologie dominante qui jouent ici, mais une forme d’aliĂ©nation par l’altĂ©ration du mĂ©canisme sympathique produite par les rapports de domination. Elle explique que celui qui est soumis Ă  une oppression puisse ne pas se percevoir assujetti. L’ouvrier ouvrier peut sympathiser avec les puissants qu’il admire et adopter le point de vue d’une classe qui n’est pas la sienne, ce qui compromet la possibilitĂ© de s’y opposer.  Et plus encore il sympathise avec l’absence de sympathie dont il est l’objet. La distance des puissants tourne donc l’envie en respect et simultanĂ©ment en incapacitĂ© de sympathiser avec soi-mĂŞme et de s’estimer digne d’un autre sort que le sien.

 

On sait que cette sympathie pour soi est souvent difficile Ă  s’accorder. C’est elle qui explique par exemple que le criminel puisse prĂ©fĂ©rer le châtiment Ă  la solitude ce qu’exprime AS dans ces termes que Bergson reprendra intĂ©gralement dans les Deux Sources de la morale et de la religion : « L'effroi de la solitude le rejette dans le monde : il revient errer parmi les hommes, et, accablĂ© de honte et de remords, il cherche quelque appui, quelque protection dans la prĂ©sence de ces mĂŞmes juges par lesquels il sait bien que sa condamnation est presque unanimement prononcĂ©e. Â»

En sympathisant avec la haine et l’horreur qu’il suscite, il devient « en quelque sorte l’objet de sa propre haine et de sa propre horreur Â», et son remords est exigence du châtiment. C’est d’ailleurs ce remords qui nous apparaĂ®t comme la peine vĂ©ritable que l’on voudrait infliger aux criminels. VulnĂ©rabilitĂ© au vrai. Pour revenir Ă  l’ouvrier, il sympathise avec le mĂ©pris que le riche a pour lui. L’aliĂ©nation sympathique qui rĂ©sulte de la division du travail est donc essentiellement cette incapacitĂ© Ă  sympathiser avec soi-mĂŞme qui a pour consĂ©quences la mĂ©connaissance de ses propres intĂ©rĂŞts et par suite l’incapacitĂ© Ă  les dĂ©fendre efficacement.

Lorsque Marx dit que l'économie politique dès son origine chez Smith, donne pour conforme à la vocation humaine la forme aliénée des rapports sociaux, ce n’est donc pas tout à fait juste car Smith avait parfaitement conscience des effets néfastes du marché. C’est dans les Manuscrits de 1844 que Marx propose une lecture de Smith en citant le texte avec exactitude mais partiellement et en assimilant souvent ce qui une description factuelle chez Smith à une prescription.

 

On est donc devant une difficultĂ© : la division du travail apparaĂ®t comme ce grand diviseur qui divise le travail, qui divise la sociĂ©tĂ© en classes et qui divise le travailleur lui-mĂŞme. Comment surmonter cette division, comment penser une harmonisation des intĂ©rĂŞts lorsqu'ils semblent si irrĂ©ductiblement discordants, et comment comprendre la mĂ©taphore, expression « frappante et intĂ©ressante Â» de quelque chose ainsi que la  la dĂ©finit le §66 des Leçons sur la RhĂ©torique, de la main invisible. Elle semble en effet exprimer l’espoir que des divisions surgissent finalement cohĂ©rence et unitĂ©. Il n’y en a que trois occurrences dans l’œuvre de Smith : dans La ThĂ©orie du Sentiment moraux, elle est utilisĂ©e pour caractĂ©riser les effets de la consommation des riches qui profitent aux pauvres sans que les premiers aient en vue le bĂ©nĂ©fice des seconds. Dans La Richesse des Nations, elle concerne le propriĂ©taire qui en investissant ses capitaux pour son propre bĂ©nĂ©fice, assure sans la viser la prospĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale. Et il existe une troisième occurrence de cette mĂ©taphore dans l’Histoire de l’Astronomie (Ă©crits Ă©pistĂ©mologiques) lorsqu’AS Ă©voque la main invisible de Jupiter. Elle dĂ©signe alors une sorte de refuge de l’ignorance.

 

 

 

 

Interprétations de la main invisible

 

Hypothèse classique : l’autorĂ©gulation

autorégulation des échanges ou la spontanéité de l’harmonie des intérêts. lois économiques qui produisent une harmonie, une équité sans recourir à un principe extérieur. la concurrence est une concourance. De cette norme de justice, Adam Smith voit quelques signes dans l’évolution des salaires au 18è siècle.

ConsĂ©quence sur l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral : rĂ©sultat mais non une fin puisque nul n’est captable d’en faire le but de son action. Ceci rĂ©sulte d’une double affirmation :

Les individus sont les seuls juges de leurs intérêts, ce que disait déjà la proposition sur les bouchers et les boulangers.

En second lieu, nul n’est capable d’avoir une vue claire de l’intĂ©rĂŞt commun. La main invisible fonctionne alors comme un argument critique destinĂ© Ă  montrer la prĂ©somption des gouvernants et l’inutilitĂ© de leur entreprise.

Si tout se fait de façon immanente, la main est invisible parce qu’il n’y a pas de main. On fait « comme si Â» il y avait une main.

 

L’invisibilité commande deux hypothèses

 

Hypothèse deux : la providence cachĂ©e

  1. La mĂ©taphore serait utilisĂ©e dans un sens très courant Ă  l’époque, dont l’expression « superior Hand Â» est une variante, renvoyant sans ambiguĂŻtĂ© Ă  la providence divine. Les effets non intentionnels des actions des hommes seraient donc les effets intentionnels de l’action divine. la Providence serait la cause de l’harmonie sociale. Elle inscrirait l’ordre au cĹ“ur du dĂ©sordre et donnerait espoir dans le dĂ©passement des antagonismes. Les individus agissent pour le bien des autres et le bien public comme s’ils Ă©taient des instruments d’un dessein qui les dĂ©passent.

Il ne faut toutefois sans doute pas exagérer la lecture théologique de la main invisible, les philosophes des Scottish Enlightenments partageant une défiance à l’égard des tutelles religieuses et du fanatisme.

  1. providence de la nature : la main invisible serait dans cette hypothèse un argument critique visant Ă  montrer les limites de l’Etat et Ă  faire valoir contre lui la providence de la nature.

 

Hypothèse 3 : La cĂ©citĂ© des agents

Si la main est invisible, c’est peut-ĂŞtre tout simplement parce que les individus y sont aveugles. Cette cĂ©citĂ© structurelle : position limitĂ©e qu’occupe l’agent, aveugle Ă  la totalitĂ© et aux effets involontaires ou Ă©loignĂ©s de son action. incapacitĂ© de dĂ©passer un point de vue partiel et partial et par l’altĂ©ration du processus de la sympathie chez les riches aveuglĂ©s par leur intĂ©rĂŞt et devenus inaptes Ă  la sympathie ; chez les pauvres dont la cĂ©citĂ© et l’altĂ©ration du jugement sont des effets de la division du travail.

 

La main invisible de Jupiter dans l’Histoire de l’Astronomie.

Elle y dĂ©signe « la chaĂ®ne invisible Â» qui relie les phĂ©nomènes cĂ©lestes, chaĂ®ne que tente de construire l’imagination pour lier des phĂ©nomènes qui se manifestent sĂ©parĂ©ment. L’imagination, comme elle s’efforce de surmonter l’écart de l’altĂ©ritĂ© dans les relations intersubjectives, cherche toujours Ă  combler l’abĂ®me, la lacune en interposant des Ă©vĂ©nements intermĂ©diaires entre les Ă©vĂ©nements visibles tant nous sont pĂ©nibles l’incohĂ©rence et la discontinuitĂ©. Le long de cette chaĂ®ne, l’imagination glisse par “un mouvement doux, aisĂ© et naturel”. Toutes les sciences s’efforcent donc de trouver un principe de liaison des phĂ©nomènes aussi systĂ©matique que possible, y compris la philosophie qu’AS dĂ©finit comme « la science des principes de liaison des choses Â». Mais dans l’Histoire de l’Astronomie, cette main invisible n'explique rien. C’est mĂŞme prĂ©cisĂ©ment lorsque l’explication scientifique fait dĂ©faut qu’on Ă©voque une main invisible. Elle symbolise le stade prĂ©scientifique de la pensĂ©e... Â». La main invisible n’y est ni un « thĂ©orème Â» ni un « principe Â» mais au contraire le refuge de l’ignorance.

 

 

Hypothèse 4 : absence d’harmonie

L’idĂ©e de providence atteste a contrario de la puissance des antagonismes. De fait, les classes sociales et les rapports de domination se figent peu Ă  peu et deviennent plus difficiles Ă  surmonter. hypothèse pessimiste : ce qui est visible et dont la rĂ©alitĂ© est incontestable, c’est l’antagonisme irrĂ©ductible des intĂ©rĂŞts et la division sociale. quelques faits de convergence mais limitĂ©s, et 70 contrexemples de la main invisible dans la RDN soit quantitĂ© d’exemples oĂą la poursuite Ă©goĂŻste des intĂ©rĂŞts ne contribue en rien au bonheur du tout. L'amĂ©lioration du sort des plus dĂ©favorisĂ©s qui devait rĂ©sulter de la division du travail est alors infirmĂ©e par l'expĂ©rience. Du point de vue des effets, la main est invisible parce qu’il n’y a pas de main donc pas d’harmonie.

 

En un sens, ces quatre hypothèses sont vraies. Il y a bien une cécité des agents, un principe qui harmonise les intérêts, un antagonisme qui demeure irréductible, des effets d’ajustement. Peut-être le principe de sympathie.

 

 

 

III- L’émancipation politique du travailleur pauvre, le rôle de l’Etat

 

L’impartialitĂ© de l’Etat : Etat et marchĂ©

 

Il n’est donc pas certain que les antagonismes qui résultent de la division du travail se résorbent par l’action d’une providence naturelle ou divine ni que le système de la liberté naturelle puisse se passer de toute régulation extérieure. Le marché relève lui-même pour partie de l’artifice puisqu’il faut créer l’environnement artificiel favorable à son fonctionnement. Smith invoque la liberté naturelle contre les contraintes imposées par le mercantilisme et il en appelle à l’Etat contre l’abus des propriétaires. Le système de la liberté naturelle empêche le gouvernement de se mêler du marché, mais il faut empêcher réciproquement les acteurs du marché d'influencer le gouvernement.

ThĂ©oriquement donc, l’Etat reprĂ©sente ce tiers que les Ă©changes produisent pour les garantir et pour arbitrer les intĂ©rĂŞts particuliers conformĂ©ment aux exigences de justice. Il semble accĂ©der Ă  la distanciation interne qui caractĂ©rise le spectateur impartial, marquant ainsi la continuitĂ© entre la ThĂ©orie des Sentiments Moraux et la Richesse des Nations, entre la philosophie morale et la philosophie politique : « Blesser les intĂ©rĂŞts d’une classe de citoyens, quelque lĂ©gèrement que ce puisse ĂŞtre, sans autre objet que de favoriser ceux de quelque autre classe, c’est une chose Ă©videmment contraire Ă  cette justice, Ă  cette Ă©galitĂ© de protection que le souverain doit indistinctement Ă  ses sujets de toutes les classes. Â» Ă©crit Smith. Or, on l’a vu, l’Etat est soumis Ă  des pouvoirs divers, l’Eglise, les paroisses, les guildes, les corporations et sa lĂ©gislation est souvent orientĂ©e par des intĂ©rĂŞts partiaux si bien qu’il doit rĂ©parer d’un cĂ´tĂ© les maux que sa lĂ©gislation conforte de l’autre.

A cette partialitĂ© de l’Etat, s’ajoutent deux autres critiques :

  • Une critique en quelque sorte Ă©pistĂ©mologique : Ă©tant donnĂ©e la complexitĂ© du marchĂ©, nul ne peut dĂ©terminer l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral et donc se croire fondĂ© Ă  contrĂ´ler les efforts des individus. L’homme d’état est toujours trop loin : il n’a nulle omniscience qui pourrait le substituer aux particuliers, et les individus sont toujours les mieux placĂ©s pour juger de leurs intĂ©rĂŞts.
  • un argument Ă©conomique : Le travail politique est un travail improductif : « Â« ils ne gagnent rien qui puisse compenser la dĂ©pense que coĂ»te leur entretien. Â» l’Etat, les princes et les ministres, sont « toujours et sans exception, les dissipateurs de richesses qu’ils ne produisent pas.

Dans ces conditions, comment l’Etat peut-il approcher de cette impartialitĂ© et protĂ©ger le travailleur ?

 

Première fonction de l’Etat : la justice

L’état doit assurer la justice dont l’institution est requise par les inĂ©galitĂ©s. La propriĂ©tĂ© qui surgit Ă  l’âge des pasteurs par l’appropriation du bĂ©tail est un fait historique, neutre par lui-mĂŞme. Elle a elle-mĂŞme un fondement sympathique. Lorsqu’une personne s’octroie un droit sur la pomme qu’elle cueille ou le gibier qu’elle a chassĂ©, le spectateur doit entrer dans ses raisons de l’agent. C’est le spectateur impartial qui juge si sa revendication est acceptable et s’il peut partager les raisons du possesseur pour transformer sa possession en propriĂ©tĂ©. Lorsque le SI approuve la rĂ©clamation du premier occupant, son approbation constitue le fondement naturel du droit de propriĂ©tĂ©.

Mais la propriété est très loin d’être juste au-delà du droit du premier occupant. Elle est même la source de tous les conflits, conflits dont la multiplication va requérir la création du gouvernement et des règles de justice. C'est ainsi la société commerçante et ses injustices qui fait de l'administration impartiale du droit une nécessité. La justice naît des potentialités conflictuelles de la propriété et du défaut de sympathie que les conflits manifestent. Elle peut se comprendre comme une forme de sympathie substitutive à l’image de la sympathie conditionnelle assurée par les règles morales.

La justice se définit négativement comme la contrainte qui s’exerce sur les individus pour les empêcher de porter atteinte aux autres, et elle représente une condition essentielle à la préservation des sociétés. Positivement, elle assure le respect de ce qu’on appelle alors le droit parfait d'autrui. Le droit parfait désigne des droits fondamentaux que l’on peut défendre en recourant à la force, par opposition au droit imparfait qui désigne l’obligation morale, laquelle ne justifie jamais l’usage de la contrainte.

 

La justice conserve aussi un fondement sympathique parce qu’à travers le châtiment, elle donne une forme lĂ©gale au ressentiment sympathique Ă©prouvĂ© devant un prĂ©judice. LittĂ©ralement, les règles de justice font droit au dĂ©sir de vengeance en lui donnant une expression lĂ©gale : « La vengeance de la victime, ce qui la pousse Ă  rĂ©pondre au prĂ©judice du dĂ©linquant, est la source rĂ©elle du châtiment des crimes Â».  Une juste punition prĂ©vient la transformation du  ressentiment que suscite la violence, en vengeance. Ce ressentiment envers le coupable est liĂ© au prĂ©judice mais aussi Ă  l’absence de sympathie dont le criminel s’est rendu coupable, un acte criminel Ă©tant toujours en mĂŞme temps que le prĂ©judice infligĂ©, une atteinte Ă  la considĂ©ration que nous escomptons des autres. l’injure c’est une prĂ©judice doublĂ© d’une privation de sympathie. Il faut donc restaurer la sympathie dont la victime a Ă©tĂ© privĂ©e.

Pour Adam Smith, la notion de ressentiment est donc tout aussi valide que l’idĂ©e d’utilitĂ© pour dĂ©crire le fonctionnement social. Exemple :  l’Angleterre fut un temps si convaincu de l’importance vitale pour le pays du commerce de la laine qu’on y punissait de mort l’exportation de laine. Mais cette peine Ă©tait si disproportionnĂ©e par rapport au ressentiment qu’inspirait l’acte, qu’elle ne put jamais ĂŞtre appliquĂ©e. Au contraire, le ressentiment peut ĂŞtre Ă©prouvĂ© contre des objets inanimĂ©s ayant occasionnĂ© un dommage, comme dans le rĂ©cit que fait Pausanias dans La Description de la Grèce, d’une hache qui, tombĂ©e d’une corniche avait causĂ© la mort d’une personne et fut par suite condamnĂ©e solennellement et conduite en grande pompe pour ĂŞtre jetĂ©e Ă  la mer ; anecdote qui exprime la nĂ©cessitĂ© de trouver un apaisement au ressentiment Ă©ventuellement au moyen d’une fiction de personnalisation.

 

Dès lors, comment passe-t-on du dĂ©sir de vengeance, dĂ©sir subjectif et passionnel, Ă  la justice pĂ©nale, ou bien la justice lĂ©gale ne fait-elle qu'entĂ©riner le dĂ©sir de vengeance ? Le passage s’effectue tout Ă  fait de la façon dont on passe des passions Ă  l’insensibilisation par le processus sympathique. Le mĂ©canisme psychologique du ressentiment ne peut devenir un ressort institutionnel qu'Ă  la faveur de deux rĂ©gulations : la proportionnalitĂ© et la prescription c’est-Ă -dire la mesure et le temps. Le temps attĂ©nue le ressentiment, c’est une forme du principe d’attĂ©nuation qui se traduit dans la prescription, et la multiplication des points de vue rend la justice mieux proportionnĂ©e en mĂŞme temps qu’elle dĂ©personnalise le ressentiment. MĂŞme si les châtiments s’adoucissent historiquement et se proportionnent Ă  l’offense, on ne quitte pas la logique affective du ressentiment.

La justice épouse d’abord le point de vue de la victime pour estimer le préjudice mais elle ne peut être proportionnée que si elle accorde le désir de vengeance au jugement du spectateur impartial. Elle adopte donc une perspective moins unilatérale que la sympathie pour celui qui a subi le préjudice, en ajoutant une sympathie pour le coupable, seconde dans le temps et par l’intensité qui adoucit le désir de vengeance. La justice traduit l’intérêt commun dès lors qu’elle a éprouvé des sympathies contradictoires en multipliant les perspectives sympathiques.

 

 

Le premier principe de l’Etat arbitre consiste donc une impartialitĂ© qui s’obtient par la multiplication des points de vue et qui reste, ainsi que la caractĂ©rise Amartya Sen, philosophe et Ă©conmiste indien, une « impartialitĂ© ouverte Â» fondĂ©e sur l’idĂ©e qu’une pluralitĂ© de points de vue est recevable et donc irrĂ©ductible. Sen fonde sur Smith sa lecture critique de Rawls. Le modèle contractualiste de Rawls et la position originelle qui permet de dĂ©finir les principes de justice supposent que les contractants appartiennent Ă  une mĂŞme sociĂ©tĂ©. Or la division du travail est pensĂ©e par AS dans sa dimension internationale, qui rejoint l’interdĂ©pendance actuelle des Etats (la pandĂ©mie, la question climatique…). En premier lieu, comme nul ne peut se prĂ©valoir d’une vision synoptique, la partialitĂ© reste la règle. En second lieu, gouverner, c’est ainsi avoir conscience de l’absence de consensus, et l’Etat arbitre doit surmonter l’antagonisme des intĂ©rĂŞts pour les restituer Ă  leur divergence.

 

La seconde fonction de l’Etat est de garantir la libertĂ© du travailleur.

Avec le texte du lit de justice, dictĂ© Ă  Louis XVI par Turgot, il s’agissait de dĂ©fendre la libertĂ© de travailler. Le sens politique de la libertĂ© chez Smith concerne essentiellement les travailleurs pauvres, empĂŞchĂ©s par la lĂ©gislation en faveur des puissants. Cette libertĂ© est double : libertĂ© psychologique d’être juge de leurs intĂ©rĂŞt. Condorcet Ă©crit : « nul n’a encore daignĂ© traiter le peuple comme une sociĂ©tĂ© d’être raisonnables. Â» Non pas « laissez-faire Â», mais « laissez-les faire Â». Il s’agit de former une sociĂ©tĂ© Ă©clairĂ©e d'individus indĂ©pendants qui discutent, qui se forment des opinions librement en considĂ©rant diffĂ©rents points de vue. Et

libertĂ© d’exercice, l’ensemble formant dĂ©sormais dans le sillage des concepts d’Amartya Sen et de sa relecture  de smith : libertĂ© d’accomplissement.

Sen part de la question de l’apprĂ©ciation des biens et conteste que la mesure de la richesse puisse se rĂ©duire au PIB. La richesse et le revenu ne sont pas de bons indicateurs pour savoir ce que les gens sont capables de faire. Il s’agit moins de savoir si le travail est privation de libertĂ© ou s’il libère, que de rĂ©dĂ©finir conjointement les deux termes sous l’idĂ©e de libertĂ© d’accomplissement. Cette libertĂ© dans et par le travail et plus largement par le choix d’une activitĂ© finalisĂ©e, c’est que Sen puis Nussbaum appellent les capabilitĂ©s soit ce chaque personne est capable de faire et d'ĂŞtre. C’est une libertĂ© d’agent pas de situation. Sen donne l’exemple de deux individus, l'un qui jeĂ»ne et l'autre qui meurt de faim. Du point de vue du bien-ĂŞtre, la situation est tout Ă  fait semblable mais elle prĂ©sente une grande diffĂ©rence du point de vue de la libertĂ©. La libertĂ© d'agent est la libertĂ© d'atteindre tout ce que la personne, en sa qualitĂ© d'agent responsable, juge qu'elle devrait atteindre : « La libertĂ© d'agent d'une personne dĂ©signe ce que la personne est libre de faire et d'atteindre, lorsqu'elle poursuit les buts ou les valeurs qu'elle estime importants. Â»  Il s’agit dès lors de donner un pouvoir d’être et d’agir Ă  ceux dont libertĂ© rencontre des obstacles et de lever ces obstacles internes Ă  leur libertĂ© qu’illustre la corruption des sentiments sympathique ainsi que ses obstacles externes. Lorsque des personnes en situation d’oppression se satisfont d’une situation qui les prive de possibilitĂ©s qu’elles auraient valorisĂ©es, elles conjugent les deux types d’obstacle.

Les capabilitĂ©s, ensemble de libertĂ©s auxquelles chaque individu donne un contenu et une forme propre, deviennent le bien essentiel que les sociĂ©tĂ©s doivent garantir et promouvoir et la pauvretĂ© prend pour dĂ©finition le manque de capabilitĂ©s ou l’absence d’opportunitĂ©s qui ne sont pas nĂ©cessairement ou seulement liĂ©es Ă  l’absence de revenu. Ces capabilitĂ©s qui sont pour partie communes (le droit Ă  la santĂ©, Ă  l’éducation…) pourraient fournir selon Nussbam le socle des droits fondamentaux. La question du travail devient donc politique : quelle forme d’action gouvernementale permet-elle aux capabilitĂ©s de se dĂ©velopper ? Aujourd’hui l’IDH, l’Indice du DĂ©veloppement Humain, inspirĂ© des travaux de Sen, prend en compte l’accès Ă  la santĂ©, Ă  l’éducation. Il me semble que cette question de l’accès aux capabilitĂ©s des personnes les plus pauvres, dĂ©veloppĂ©e par Sen, coĂŻncide avec traitement du travailleur pauvre de Smith dont Sen s’est d’ailleurs inspirĂ©. Chez Sen, la libertĂ© est une libertĂ© de choix en deux sens : libertĂ© de choisir entre des possibilitĂ©s mais aussi libertĂ© procĂ©durale c’est-Ă -dire, en amont du choix, libertĂ© de dĂ©terminer les termes du choix. La libertĂ© consiste Ă  ĂŞtre partie prenante des termes entre lesquels le choix s’effectue. Autrement dit, on ne choisit pas librement de sauver la mère ou l’enfant, ni entre la servitude ou la mort. Un choix tragique, un choix sans termes dĂ©sirables, imposĂ© par les circonstances ou par les autres, ne permet pas en rĂ©alitĂ© l’exercice de la libertĂ©.

 

Comment parvenir Ă  cette libertĂ© d’accomplissement ?

La convergence entre la pensĂ©e de la pauvretĂ© chez Sen et chez Smith s’exprime Ă©galement dans la place accordĂ©e Ă  l’éducation. L’instruction du peuple est le troisième devoir du souverain au livre V de la RDN. Elle est le moyen de lutter par prĂ©vention contre les effets sur l’esprit et la morale de la division du travail.  Se rĂ©fĂ©rant Ă  Smith, Condorcet remarque en 1788 qu’une vĂ©ritable instruction publique est le seul remède Ă  la “stupiditĂ© gĂ©nĂ©rale” produite par la division du travail. Il considère que le système Ă©ducatif doit s’étendre avec des classes le dimanche pour les mères, les pères et les personnes de tous âges, « dans une instruction continue toute la vie Â». AS fut donc une source d’inspiration des projets rĂ©volutionnaires de l’instruction publique entre 1788 et 1791. Le programme d’AS pour l’instruction publique Ă©tait le projet d’une sociĂ©tĂ© oĂą les individus doivent rester indĂ©pendants des institutions d’oĂą sa critique virulente de l’apprentissage. Le schĂ©ma maĂ®tre/compagnon/apprenti que nous valorisons aujourd’hui Ă©tait particulièrement oppressif au 18ème pour trois raisons principales : le coĂ»t des charges Ă©tait si Ă©levĂ© qu’il les rĂ©servait aux enfants des maĂ®tres, les contrats d’apprentissage Ă©taient faits pour conserver les apprentis sous tutelle le plus longtemps possible et empĂŞcher leur Ă©mancipation, le produit du travail des apprentis allait intĂ©gralement au maĂ®tre. Si les jeunes ne sont plus enrĂ´lĂ©s dans les corporations et l’apprentissage, ils deviennent capables d’aller d’un emploi Ă  un autre, de se projeter dans leur avenir propre, de se sentir respectables. Ils ne sont pas non plus subordonnĂ©s Ă  l’esprit d’une corporation. L’éducation est le moyen de cette indĂ©pendance et de la prise de conscience de son intĂ©rĂŞt et de sa liaison avec l’intĂ©rĂŞt commun. C’est lĂ  une tâche politique continue.

 

La lente correction

Nous avons donc identifiĂ© les conditions politiques de l’émancipation du travailleur pauvre  dont la plus importante sans doute pour AS est la libertĂ© d’accomplissement dans ses deux aspects liĂ©s : la libertĂ© pour l’individu de pouvoir faire et ĂŞtre ce qu’il veut et la libertĂ© psychologique qui consiste Ă  ĂŞtre jugĂ© capable de jugement.

Ces changements ne peuvent se produire qu’à la faveur de trois conditions :

  • Du point de vue thĂ©orique : Il s’agit de substituer une approche comparatiste de la justice dont la finalitĂ© est une pensĂ©e qui nous mette en Ă©tat d’agir dans le monde rĂ©el Ă  ce que Sen appelle le « transcendantalisme de la justice Â» en dĂ©signant les thĂ©ories contractualistes jusqu’à Rawls inclus. On pourrait comparer des systèmes sociaux et chercher les moyens de supprimer les injustices en faisant l’économie d’une rĂ©flexion sur le juste. La thĂ©orie de la justice n’est pas nĂ©cessairement une recherche de la justice. C’est pourquoi Sen substitue Ă  la question « qu’est-ce que le juste ? Â» une autre question Ă©minemment pratique : comment Ĺ“uvrer Ă  davantage de justice ? les approches comparatistes s'intĂ©ressent essentiellement aux moyens de supprimer des injustices existantes et manifestes : l'esclavage, la mauvretĂ©, la cruautĂ©, l'exploitation, la domination des femmes. Si on se rapporte sous-titre de livre de Nussbaum CapabilitĂ©s : Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste Â», ce qui apparaĂ®t fondamental, c’est de passer d’un projet d’identification du juste aux conditions pour obtenir simplement un monde plus juste et d’accorder l’intention thĂ©orique Ă  la recherche d’effets pratiques.
  • D’un point de vue pratique, il s’agit d’insinuer des changements et les corrections d’une situation inĂ©galitaire mais dans une temporalitĂ© lente. La raison de cette lenteur tient premièrement Ă  la force inertielle de l’histoire. A l’origine de la propriĂ©tĂ© en effet, il entre beaucoup de hasard et de circonstances particulières qui font qu’un peuple peut conserver son avantage et devenir plus chanceux qu’un autre. Or de ce fait initial de l’appropriation, il est difficile de revenir rapidement si bien que la lutte contre les inĂ©galitĂ©s se prĂ©sente comme la lente correction d’une très longue iniquitĂ©. Si les commencements sont insensibles, on ne pourra probablement aller Ă  rebours qu’insensiblement. En abandonnant l’idĂ©al car est risquĂ© de changer le monde au nom de la haute idĂ©e que l’on se fait de ce qu’il devrait ĂŞtre,  on peut simplement le vouloir meilleur et chercher son amĂ©lioration par des moyens qui ont cours dans ce monde imparfait. Le fait ne prescrit pas le droit mais il prescrit peut-ĂŞtre une certaine façon de faire. Adam Smith ne doutait pas que le système de la libertĂ© naturelle ait Ă  s’établir très progressivement et sans doute imparfaitement.
  • Du point de vue psychologique : La lenteur tient d’abord au processus sympathique qui nous porte Ă  tolĂ©rer les inĂ©galitĂ©s. Mais AS reprend Ă©galement une pensĂ©e que CicĂ©ron appelle la « divine maxime Â» de Platon dans le Criton : ne jamais faire violence Ă  son pays, pas plus qu’à ses parents Â». Il s’agit donc d’établir le meilleur système que les gens puissent supporter. L’homme d’Etat « accomodera, autant qu’il le peut, les dispositions publiques aux habitudes et prĂ©jugĂ©s ancrĂ©s du peuple. Â» Le respect de l’opinion publique est si fondamental qu’il commande jusqu’au respect des prĂ©jugĂ©s. Dans le RDN, AS dĂ©fend la graduation dans la mise en Ĺ“uvre des politiques par souci d’humanitĂ© et crainte du dĂ©sordre. Il oppose ainsi l’homme de système et l’esprit public. En ce sens, il reste très proche de Hume dans son essai sur le commerce : « les hommes et les femmes de la nouvelle sociĂ©tĂ© politique « doivent considĂ©rer l’humanitĂ© comme ils se considèrent eux-mĂŞmes et ne peuvent prĂ©tendre introduire un violent changement dans leurs principes et leurs façons de penser. Une longue habitude, avec une grande variĂ©tĂ© de circonstances et d’accidents, est requise pour produire ces grandes rĂ©volutions, qui diversifient tant l’allure des actions humaines. Â» La lenteur politique est une façon de s’accorder Ă  la temporalitĂ© de l’histoire mais surtout Ă  celle des reprĂ©sentations. Si l’histoire ne peut dĂ©faire brutalement les situations installĂ©es, c’est aussi parce qu’elles s’accompagnent de reprĂ©sentations qui ont une temporalitĂ© propre. Il n’est pas possible de modifier les reprĂ©sentations par la force, et on n’est peut-ĂŞtre pas fondĂ© Ă  le faire.

 

La correction continue de la situation sociale est donc la seule positivité qu’on puisse espérer de l’action politique. Si on ne peut changer le droit, on peut en affaiblir l’abus, écrit Adam Smith. Et cela n’est possible qu’au gré de changements doux qui s’insèrent dans le cours à la fois naturel et artificiel des choses, et qui empêchent par la justice, par l’éducation, par la protection des personnes, par une meilleure répartition des richesses, que les inégalités l’emportent et se transforment en injustice criante. Et on peut maintenant apercevoir que la figure du travailleur pauvre n’est pas seulement un angle d’entrée dans la pensée de Smith mais une préoccupation centrale qui coïncide avec le programme politique légitime pour Smith comme pour Sen : corriger l’injustice.