Mise au point : qu’est-ce que l’HISTOIRE GLOBALE ?
Tour d’horizon de l’histoire globale, courant historique qui nous vient d’Amérique du Nord et qui a connu un fort développement ces dernières années. Cela ouvre de nombreuses perspectives pour l’enseignement de l’histoire, particulièrement en DNL.
L’Histoire Globale est un concept, mais c’est un concept qui reste… cela mérite d’être souligné car la plupart des concepts ont une durée de vie assez courte. Les historiens et historiennes se plaisent à remettre en cause les recherches de la génération précédente. Comme le faisait remarquer Gérard Noiriel (France Culture ; chronique du 9 mai 2022), c’est surtout vrai aux Etats-Unis où l’on emploie à tout va le mot « turn » ; et pour nommer l’innovation que constitue l’histoire globale, il s’agit du « spatial turn ». En 2006, une revue scientifique porte ce courant : Journal of Global History (publiée par Cambridge University Press). En France, le blog dédié à l’Histoire Globale crée par Philippe NOREL, mais administré actuellement par Vincent CAPDEPUY et Laurent TESTOT qui propose des recensions d’ouvrages, des entretiens, des réflexions ; il est d’une très grande richesse !
L’Histoire Globale n’est donc pas une mode, mais bien un mouvement de fond de plus en plus présent qui mérite qu’on s’y attarde. C’est pourquoi cette présentation (forcément schématique) a-t-elle été décidée en préambule des activités concrètes proposées. Inutile de prétendre à l’exhaustivité dans cet exercice de présentation de l’Histoire Globale. Il s’agit ici d’avancer des pistes ; en ayant en tête la question de l’intérêt qu’une telle approche peut avoir pour notre travail au quotidien, en tant que professeurs d’Histoire-Géographie et de DNL.
Alors qu’est-ce que l’Histoire Globale ? C’est une histoire qui cherche à dépasser les cadres nationaux ou régionaux, une histoire qui n’est plus eurocentrée (ou européanocentrée) comme elle l’a été pendant très longtemps. C’est le contraire de la micro-histoire.
L’histoire globale repose sur l’idée que chaque évènement ne doit pas être étudié de façon isolé ni à l’échelle nationale ou régionale, mais envisagé comme la somme d’interactions entre différentes régions du monde. Cela permet de révéler les échanges, les circulations (de personnes, de biens, d’idées…) et les influences mutuelles des différentes sociétés à travers la planète.
Ce courant veut être un pied de nez à une histoire eurocentrée, nous l’avons dit. D’ailleurs à ce sujet, certains spécialistes (notamment Laurent WARLOUZET) préfèrent dire « occidento-centré ». Parce que pendant longtemps, l’histoire était faite par les « colonisateurs » d’une part ; et d’autre part, l’Occident a imposé partout sa culture, sa science, ses connaissances qui étaient écrites, institutionnalisées. En décentrant le regard, le rôle de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique latine prend sa place. Des cultures qui étaient invisibilisées trouvent une « visibilité ». Par exemple, dans l’histoire des sciences agricoles, les historiens se sont aperçus que dans les plantations rizicoles, les esclaves noirs ont appliqué leurs connaissances autour de la plantation du riz dans le sud des Etats-Unis ! Un savoir qui n’était pas institutionnalisé, et qui s’est implanté aux Etats-Unis, mais toujours passé sous silence. De la même façon, dans une intervention aux Rendez-Vous de l’histoire de Blois en 2022, Patrick BOUCHERON qui animait une table ronde sur « L’histoire globale est-elle globale ? » faisait remarquer qu’avec le réchauffement climatique, le moustique tigre était apparu sous nos latitudes et que, d’ici peu, il y aurait la dengue en Europe. Il sera alors nécessaire d’aller voir en Afrique comment les populations se sont adaptées à cette maladie.
Si l’échelle géographique de l’histoire globale est le monde, l’échelle temporelle est aussi plus large afin de comprendre des phénomènes dans leur ensemble comme la mondialisation, les migrations, les dynamiques économiques ou écologiques. L’histoire globale aborde les routes de la soie, les réseaux commerciaux dans l’Océan indien, l’histoire de l’esclavage et le commerce triangulaire, mais aussi l’histoire des sciences, l’histoire environnementale.
C’est aussi une histoire interdisciplinaire. Elle mobilise l’histoire, mais aussi l’anthropologie, la sociologie, les sciences environnementales, pour mieux comprendre les interactions entre les sociétés humaines et leur environnement. Les objets d’études aussi se mêlent. Timothy BROOK dans la préface de son dernier ouvrage Le prix de l’effondrement. Le petit âge glaciaire et la chute de la Chine des Ming (publié en octobre 2024) affirme « je ne suis pas un historien des prix, pas plus, du reste, qu’un historien du climat ». Mais il a été forcé de s’y intéresser ; l’histoire de la Chine englobe ces sujets-là. Il s’est intéressé pour son dernier ouvrage à la « culture de consommation et d’investissement social » en Chine et cet objet d’étude l’a amené à l’histoire des prix et l’histoire du climat. Timothy BROOK est un éminent spécialiste de la Chine.
L’Histoire Globale répond à la nécessité de repenser l’Histoire dans un monde interconnecté. C’est pour l’historien américain Bruce MAZLISH qui est à l’origine du concept dans les années 1989 – 1990, la meilleure manière d’étudier le monde de plus en plus interdépendant et interconnecté qui est le nôtre. Et d’en analyser la société « globale » qui en découle.
Depuis quand parle-t-on d’Histoire Globale ? L’histoire globale a pris une forme « théorisée », institutionnalisée dans les années 1980 et surtout 1990 aux Etats-Unis d’abord. Au départ en réaction à la World History. L’historien Bruce MAZLISH (1923-2016) a réuni quelques universitaires autour d’un projet de New Global History Initiative. Ce qui a donné un livre en 1993 Conceptualizing Global History (en faveur de l’histoire globale en opposition à la World History qui se voulait être une histoire universelle). Mais on se rend compte que les méthodes de l’histoire globale existent depuis fort longtemps. Pensons aux Philosophes ou penseurs des Lumières (XVIIIème siècle) qui se sont essayés à écrire des histoires universelles (Voltaire, Montesquieu, Adam Smith – économiste). Dans les années 1930 également, certains auteurs comme Oswald Spengler (Le déclin de l’Occident, 1918-1922) ou Arnold Toynbee (A Study of History, 1934-1961) ont voulu exposer des modèles historiques globaux et ont étudié les interactions entre les civilisations. Des historiens comme Eric Hobsbawm ou Fernand Braudel (figure phare de l’École des Annales), tous deux marxistes – comme nombre d’intellectuels à l’époque, ont envisagé les systèmes économiques mondiaux. L’immense historien Eric Hobsbawm est souvent cité comme étant le précurseur de l’Histoire Globale (Un article dans The Guardian, « Eric Hobsbawm’s dangerous reputation », datant de 2019 retrace son parcours passionnant). Et Fernand Braudel aussi ! À travers sa magistrale étude sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (publié en 1949), il a mis au jour le concept d’une « économie-monde ».
Mais ce n’est que dans les années 1980-1990, dans le contexte d’une mondialisation de plus en plus visible ; et sous l’influence des post-colonial studies que les historiens d’abord anglo-saxons, nous l’avons dit, ont dépassé plus volontiers les cadres nationaux et ont envisagé les interactions entre les pays et les continents.
Le terme « histoire globale » (Global History) est utilisé et réellement « institutionnalisé » dans les années 1980-1990 ; des revues académiques apparaissent comme Journal of World History (fondé en 1990). Depuis les années 2000, l’histoire globale creuse son sillon. Avec des figures majeures : Jurgen OSTERHAMMEL The Transformation of the World, 2009. Christopher BAYLY, The Birth of the Modern World, 1780-1914, publié en 2004. Ou encore Sven BECKERT, Empire of Cotton : a Global History, sorti en 2014. Des historiens anglo-saxons ! Harvard, Yale, ou Oxford ont des départements spécialisés dans l’Histoire Globale.
En France, l’acceptation du concept a été plus tardif. Il y avait une certaine méfiance vis-à-vis de la généralisation ou de la méthode historique. Mais à partir des années 2000, le tournant est pris. Pierre SINGARAVÉLOU et Quentin DÉLUERMOZ signent l’ambitieux, Pour une histoire des possibles. En 2013, la chaire d’Histoire Globale est créée au Collège de France; et elle est occupée par l’historien indien Sanjay SUBRAHMANYAM (« le » spécialiste !) jusqu’en 2022. Il s’est efforcé de montrer les connexions entre l’Europe, l’Asie, l’Afrique à l’époque Moderne. Ses leçons du Collège de France sont disponibles en écoute (et aussi en retranscription). Il s’attache à montrer comment les acteurs non européens ont aussi influencé les dynamiques historiques mondiales. Il s’est penché sur les empires, les réseaux marchands, les représentations culturelles entre l’Europe et l’Asie. Le fait que cette chaire existe est une preuve de l’importance de l’approche de l’histoire globale pour mieux comprendre les processus de mondialisation dans le passé et également le présent. C’est d’ailleurs la différence avec Fernand Braudel, dont nous avons parlé peu avant. Actuellement l’histoire globale adopte un point de vue décentré ; or Fernand Braudel, même s’il a montré un « système-monde », il est resté très eurocentré dans ses analyses. Mais c’était en 1949 ! (Fernand Braudel a posé les bases de l’histoire globale avec le concept d’économie-monde, celui de longue durée, le fait d’analyser des systèmes interconnectés, mais il ne s’inscrit pas réellement dans l’histoire globale telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui – donc avec une vue décentrée de l’Europe, de l’Occident). Le manuel collectif dirigé par Patrick BOUCHERON, Histoire mondiale de la France, en 2017 (122 collaborateurs sur l’ouvrage) a eu un vrai succès et montre sans doute l’acceptation de cette démarche demandée par l’Histoire Globale. Notons que la Chine, l’Inde s’ouvrent aussi à l’Histoire Globale, elle permet de questionner les récits historiques centrés sur l’Occident. Prasenjit DUARA a écrit une histoire asiatique connectée qui intègre l’Océan indien, l’Asie centrale, et les échanges avec l’Europe. De même pour l’Afrique, l’Amérique latine ; l’histoire globale est utilisée pour donner à ces régions leur place ; en critiquant leur marginalisation dans l’historiographie traditionnelle ; l’Europe centrale et orientale (approches de l’histoire globale pour travailler sur des thèmes comme les migrations ou les échanges culturels).
Restons en France, un des pionniers de l’Histoire Globale est Serge GRUZINSKI, directeur de recherches à l’EHESS, enseignant à Princeton aux Etats-Unis, à l’université de Para à Belem au Brésil. Il a largement contribué à la réflexion autour de ce concept d’Histoire Globale. Ses travaux ont porté sur le métissage culturel, les circulations entre l’Europe et le Nouveau Monde. Il a travaillé notamment sur l’histoire de l’Amérique latine en général et surtout du Mexique. La pensée métisse (paru en 1999) envisage le métissage au Nouveau Monde au XVIème siècle. À cause de l’Espagne et du Portugal, il y a un « empire planétaire », Des Africains rencontrent des Indiens, des Européens, et aussi des Asiatiques (aux Philippines). En 1521, les Espagnols amènent le métissage biologique et métissage culturel. On parle toujours des destructions, mais il y a aussi des créations. Serge GRUZINSKI insiste particulièrement sur ses créations. Il évoque ainsi la peinture, la poésie… ce n’est pas de l’art Aztèque, de l’art pré-colombien, laissé de côté, c’est un art métis. De même pour la musique. Les musiques qui venaient d’Italie, d’Espagne, passent par le continent américain et donnent le jazz, la salsa… Donc, oui, il y a eu destruction, et notamment avec le terrible choc microbien, mais il y a eu un phénomène de création puissant, insiste Pierre GRUZINSKI. Il donne, entre autres, l’exemple des aventures mexicaines d’Ovide. Les Espagnols veulent « civiliser » les Indiens, ils les font lire et leur font lire Ovide. C’est donc la découverte de l’Antiquité greco-romaine. De même, des manuscrits aztèques sont arrivés à Florence et les Italiens ont copié les motifs aztèques !
Ainsi, des éléments qui viennent d’Europe, d’Afrique, deviennent « mondiaux » après être passés en Amérique. Donc, Serge Gruzinski se pose la question : que se passe-t-il pour que des éléments européens ou Africains deviennent « mondialisables » ou « globalisables » ? Pour lui, le travail des historiens et historiennes et d’oublier que l’on connaît la fin de l’histoire. Il faut se mettre dans la peau des Mexicains, des Espagnols… Il y avait à peu près 1500 Espagnols lors de la « conquête » et 20 à 25 millions d’Indiens. Normalement il n’aurait rien dû se passer ; or il s’est passé quelque chose qui a changé le monde. Les populations indigènes ont très rapidement négocié avec les Espagnols, les Portugais… il s’est construit quelque chose. Personne ne savait ce qu’était une « société coloniale » créée par des Européens.
Effectivement, les Européens n’auraient pas pu survivre sans les populations indigènes. De la même façon dans le Nord du Continent. Quand les Anglais sont arrivés sur le territoire de la Virginie actuelle (première colonie anglaise de Jamestown), ils n’ont pas vu le système agricole des Indiens parce qu’il ne correspondait pas du tout à celui utilisé en Angleterre. Les « indiens » avaient une manière de pratiquer l’agriculture et l’élevage que les Anglais ne pouvaient pas comprendre. Pas de barrières, pas d’animaux domestiqués et parqués donc pour eux, c’était la nature « sauvage ». Les Anglais vont planter du tabac, et vont ainsi épuiser les sols. Ils vont se reposer sur les Indigènes pour survivre. Car, ils sont arrivés sans nourriture, fin de l’automne et début de l’hiver. Ils ont d’abord survécu en pillant les tombes (car il y avait de la nourriture), puis ont négocié avec les tribus. Les Espagnols et Portugais qui sont partis n’étaient pas des agriculteurs. Ils n’avaient pas de nourriture avec eux ; or pour survivre, ils vont s’appuyer sur la noblesse indienne qui va, là aussi, négocier, faire des affaires. S. Gruzinski montre qu’on « fait des affaires » au XVIème siècle entre l’Espagne, le Cap Vert, la Chine grâce à ces négociations, grâce à la « culture du risque ». Il parle de « conscience monde » pour parler des affaires, du commerce entre l’Amérique du Sud et la Chine au XVIème siècle.
Un mot sur la religion qui est un aspect de la conquête qui a été très peu étudié. Le catholicisme a un projet d’universalité avec, dès le départ cette volonté de prendre en charge l’autre. Il existe un catholicisme sud-américain. La situation a été différente au Nord du continent ; les protestants ont plutôt exclu. Ce qui n’a pas du tout été le cas du catholicisme, d’où un catholicisme sud-américain qui est le fruit de ce « métissage ». Ce n’est pas un hasard si le pape François, récemment décédé, venait d’Amérique latine (argentin).
Les cultures sont des « êtres vivants », les choses bougent. Même entre des mondes très différents, les choses circulent. Le Mexique, le Pérou, le Brésil ont été ouverts à la culture européenne. Serge GRUNZINSKI montre que le mélange des cultures est irréversible et inéluctable. Pour lui, la colonisation ibérique du Nouveau Monde est « la scène des origines » de la mondialisation.
Dans le même ordre d’idées, Charles MANN (journaliste du New York Times et du Washington Post) a écrit 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, 2013 (pour la traduction française). 1493 : Uncovering the New World Columbus Created, 2011 (aux Etats-Unis). Ce livre est une mine d’informations. Et à partir de la découverte de l’Amérique par Colomb (personnage décrié aujourd’hui – cruel, agent de l’impérialisme -, mais dont on ne peut nier qu’il a « inauguré une nouvelle ère dans l’histoire du vivant »), il montre comment les petites colonies fondées (la première étant la Isabela qui n’a duré que 5 ans) ont inauguré les échanges entre l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie. On passe d’une situation dans laquelle à la fin du XVème siècle, des continents ne se connaissent pas (ou presque pas) à une situation au milieu XVIe où des esclaves noirs travaillaient dans les plantations ou les mines d’argent d’Amérique du Sud ; argent qui se retrouvait en Chine. Si des échanges commerciaux existaient auparavant, ils n’étaient pas aussi lointains et n’avaient pas atteint cette intensité.
Un mot sur l’histoire connectée (Connected History). Elle partage de grandes similitudes avec l’histoire globale. L’histoire connectée se concentre sur les interactions inter-culturelles, et les connexions spécifiques entre les sociétés. Elle regarde les échanges, les transferts, les influences mutuelles ; et met en lumière les interactions locales. L’histoire connectée part souvent d’un exemple précis et le relie ensuite à un autre contexte. Elle fait souvent de la micro-analyse et se penche sur les processus d’échanges, de transferts, à petite échelle donc. L’histoire connectée veut donc montrer comment les interactions façonnent les sociétés en mettant en avant la complexité des relations culturelles, économiques ou politiques.
Par exemple : étudier la mission des jésuites au XVIIe siècle sur les échanges intellectuels entre l’Europe et la Chine (en analysant les circulations d’idées, de technologies, de représentations).
L’histoire connectée fait de la micro ou méso-histoire alors que l’histoire globale fait de la macro-histoire.
La première est une approche relationnelle quand la seconde est une approche systémique. L’histoire connectée va envisager la correspondance entre deux savants par exemple quand l’histoire globale va étudier les réseaux commerciaux transocéaniques. Mais l’une et l’autre ne sont pas opposées ! Elles sont plutôt complémentaires. L’histoire globale donne le cadre (large) dans lequel se joue l’histoire connectée.
Sanjay Subrahmanyam, qui est spécialiste d’histoire globale, est aussi spécialiste de l’histoire connectée. Il a écrit en 1997 Connected Histories : Notes towards a reconfiguration of Early Modern Eurasia – dans lequel il examine les interactions entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique à l’Europe moderne et en 2012, Courtly Encounters : Translating Courtliness and Violence in Early Modern Eurasia dans lequel il analyse les échanges culturels dans les cours royales eurasiennes. Sanjay Subrahmanyam se concentre sur l’histoire des empires, du commerce et des interactions culturelles, surtout entre l’Europe et l’Asie à l’époque moderne.
Serge Gruzinski qui lui, nous l’avons vu, s’est centré sur l’histoire entre les deux côtés de l’Atlantique et donc des interactions entre les mondes européens et américains. En 2010, Les mondes mêlés de la monarchie catholiques, sur la monarchie espagnole et ses connexions entre l’Europe, l’Amérique et l’Asie. Et également La pensée métisse (1999) que nous avons évoquée qui montre l’apparition de « cultures hybrides » à travers les échanges entre les colonisateurs et les colonisés.
On le voit donc, il existe de grandes similitudes entre « histoire globale » et « histoire comparée » ; un contact poreux et même complémentaire.
Difficile de ne pas évoquer dans cette mise au point l’ouvrage de Timothy BROOK écrit en 2008, Le chapeau de Vermeer. Le XVIIème siècle à l’aube de la mondialisation, qui est une magistrale leçon d’histoire globale (et aussi d’histoire connectée !). C’est un essai qui se lit comme un roman. Timothy BROOK est un historien canadien qui a étudié au Canada mais a eu son doctorat à Harvard. Il est connu pour être un spécialiste de la Chine. Et une figure incontournable de l’Histoire globale, l’histoire connectée. Il part de sept tableaux de Vermeer (peintre hollandais du XVIIème siècle) et se focalise sur un des objets du tableau et en retrace son histoire, sa provenance. Ce faisant, il montre les échanges commerciaux, culturels, financiers ; et dessine ainsi les voies de la « mondialisation ». On trouve le tabac, la porcelaine… et le fameux « chapeau », qui n’est pas celui de Vermeer, mais celui d’un militaire qui badine avec une jeune fille. À travers ce chapeau, Timothy BROOK ouvre une « porte d’entrée » ou « porte d’accès » (comme il aime à le répéter). Il part du chapeau, et nous transporte à Crown Point au bord du lac Champlain en 1609. Et nous suivons Champlain dans sa mission française sur le Saint-Laurent en train de tirer à l’arquebuse, entouré de son armée d’amérindiens, sur les Mohawks. Pour certains, dont l’historienne métisse Olive Dickason, cette bataille (perdu par les Mohawks) est « le » tournant des relations entre Européens et indiens d’Amérique. Début d’une longue et lente destruction d’une culture et d’un mode de vie. Timothy Brook explique le début de cette incursion européenne sur le continent nord-américain (qui a commencé en 1603), Champlain voulait remonter le Saint-Laurent. On suit Champlain en train de négocier avec les tribus indiennes, de jouer des rivalités et inimitiés. L’arquebuse joue un rôle central, elle marque une supériorité totale face aux indiens dans armes à feu. Les Espagnols n’auraient jamais conquis l’Amérique du Sud sans cette arme ; ils ont asservi les populations qui travaillaient dans les mines d’argent et ont permis le commerce entre l’Espagne, les marchés d’Inde et de Chine ! Les chefs Hurons offrirent à Champlain des peaux de castors pour sceller en quelque sorte un accord commercial entre les Français et les Hurons. Les Hurons ne comprenaient pas pourquoi les Français voulaient toujours plus de peaux de castors ; ce n’était pas pour leur fourrure, mais pour les ardillons qui composaient cette fourrure, qui, une fois mis dans un bouillon avec de l’acétate de cuivre, de la gomme arabique et du mercure (hautement toxique !) permettait de fabriquer des chapeaux d’excellente qualité. Le chapeau était un marqueur social : ceux en laine de mouton étaient de moins bonne qualité que ceux en poils de castors. Or en Europe, avec le défrichage des forêts, les castors avaient disparu au XVIème siècle. En Europe, les élites raffinées et les milieux militaires portaient de larges chapeaux en poil de castor. T. Brook montre que l’ouverture du marché canadien du castor eut pour conséquence de stimuler les ventes de chapeaux en Europe, ce qui a aussi provoqué une hausse des prix ; ce qui a été une excellente aubaine pour les Français installés dans les petites colonies de la vallée du Saint-Laurent ! Les revenus dégagés ont permis de couvrir les frais d’exploitation et de colonisation. Par ailleurs, précise T. Brook, le commerce a rapproché les populations amérindiennes et les Européens.
Quand, en 1609, le commerce des peaux de castors a été ouvert à la concurrence (par décision du roi Henri IV) ; Champlain perd le privilège royal. Les prix baissent et Champlain décide de chercher le « moyen de parvenir facilement au royaume de la Chine et des Indes orientales, d’où l’on tirerait de grandes richesses ». La quête se révèle très compliquée (impossible !) et Champlain n’a jamais dépassé le Lac supérieur. Pendant cette quête, les Européens ont amené des maladies aux Indiens (Hurons décimés par la variole en 1640 ; ces mêmes Hurons ont dû changer de terre, ont souffert d’une grave famine). T. Brook parle du village Huron actuel de Christian Island (lointains descendants des Hurons du XVIIème). « Ces enfants sont des chaînons perdus de cette histoire, des victimes oubliées de la volonté acharnée des Européens de trouver un passage vers la Chine en même temps qu’un moyen de le financer, de minuscules acteurs du drame qui a posé le chapeau de Vermeer sur la tête de l’officier ».
En quoi cette histoire globale peut-elle nous être utile, nous professeurs d’histoire-géographie et DNL ? Quand, en 2015, Serge GRUZINSKI a écrit L’histoire : pourquoi faire ? il aurait pu écrire « l’histoire globale pourquoi faire ? » Comme le faisait remarquer Olivier Loubes dans une recension faite pour le magazine L’Histoire. C’est en effet ce que montre Serge Gruzinski dans le dernier chapitre : « À monde globalisé, histoire globale ? ». Parce que nous vivons dans l’ère de la mondialisation, on ne peut plus passer à côté de cette approche globale.
En décentrant notre vision, en nous obligeant à faire un pas de côté, l’histoire globale peut enrichir notre approche, et les connaissances que nous allons apporter aux élèves. Par exemple, concernant la Révolution industrielle, on peut montrer que ce n’est pas seulement un phénomène britannique ou européen, mais un véritable processus qui a entraîné les colonies (à travers leurs matières premières), les marchés asiatiques. Cela montre aux élèves que l’histoire n’est pas une juxtaposition d’événements locaux, mais que les événements fonctionnent en réseau ; que les interactions sont complexes à plusieurs échelles. Il faut mettre en évidence les liens que les sociétés tissent entre elles. Mais comme Serge GRUZINSKI l’affirmait dans un entretien au journal L’humanité « Une histoire globale n’a de sens et d’attrait sur les collégiens que si elle s’enracine dans l’histoire locale ». Partir du local pour arriver vers le global…
De la même façon cette démarche globale peut permettre de comparer des faits dans différentes parties du monde. L’esclavage, ce n’était pas seulement le commerce triangulaire. Il y avait des systèmes esclavagistes en Afrique, dans le monde islamique. Sur le blog « histoire globale » déjà mentionné, il est proposé des approches différentes pour aborder le traité de Tordesillas (1494) et celui de Saragosse (1529) autrement qu’à travers une carte avec deux traits.
C’est une approche que nous avons intégrée dans la formation DNL-Histoire-Géographie-Anglais. L’année dernière, il était question de décentrer le regard et d’essayer de comprendre le point de vue des esclaves noirs sur le sol des Etats-Unis d’Amérique. Cette année, c’est la vision des Natives que nous tentons de cerner. Nous l’avons vu avec la passionnante et émouvante intervention de Laurent OLIVIER le 4 décembre 2024 sur Wounded Knee. Néanmoins, tout sujet peut-il être envisagé dans une perspective d’histoire globale ? en fonction de la spécificité du sujet, peut-être pas ; mais il peut être utile de se poser la question.
SOURCES :
Les ouvrages :
Patrick BOUCHERON (sous la direction de), Histoire mondiale de la France, Seuil, 2017.
Timothy BROOK Le chapeau de Vermeer. Le XVIIème siècle à l’aube de la mondialisation, Petite bibliothèque Payot, 2008. [Ainsi qu’un documentaire « Le monde dans un tableau » diffusé par la chaîne campus.arte.tv autour du livre Le chapeau de Vermeer]
Timothy BROOK, Le prix de l’effondrement. Le petit âge glaciaire et la chute de la Chine des Ming, Payot, 2024.
Charles C. MANN, 1493, Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Albin Michel, 2013
Serge GRUZINSKI, La pensée métisse, Fayard, 1999.
Serge GRUZINSKI, L’aigle et le dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIème siècle, Fayard, 2012.
Serge GRUZINSKI, Les Quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation, Éditions de la Martinière, 2004.
Les podcasts :
Collège de France : « Histoire globale de la première modernité » par Sanjay Subrahmanyam (2013)
France Culture : émission Tout un monde, « La scène américaine des premiers échanges revisitée par l’Histoire globale », mai 2013. Avec Serge Gruzinski, Pekka Hämäläinen, Charles C. Mann (59mn).
France Culture : Leçons de Sanjay Subrahmanyam : « Aux origines de l’Histoire globale », mars 2021.
Rendez-vous de l’Histoire de Blois, « L’histoire globale est-elle globale ? », table ronde animée par Patrick Boucheron, octobre 2022.
Les sites :
Oxford Centre for Global History. https://global.history.ox.ac.uk/
Histoire Globale, Le blog: https://www.histoireglobale.com/
Journal of Global History – Cambridge University Press. https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-global-history# (Ce sont des articles qui sont en ligne sur des sujets extrêmement variés, mais l’accès à certains articles est payant).
Pour plus d'informations, contacter : Sandra.La-Rocca@ac-toulouse.fr