L'élève auteur de son manuel de lecteur

 

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Ce projet a été proposé par Jean-Charles Bousquet, professeur de français au lycée Alexis Monteil de Rodez (12), sélectionné et publié dans le cadre des Travaux académiques mutualisés (TraAm) 2017-2018, dont le thème était : Littérature, corpus, interprétation : qu’est-ce qu’un texte pour la classe aujourd’hui ?

« L'implication du sujet donne sens à la pratique de la littérature puisqu'elle est tout à la fois le signe d'appropriation du texte par le lecteur et la condition nécessaire d'un dialogue avec l'autre, grâce à la diversité des réceptions d'une même œuvre 

[…] 

Cependant, même si l'on s'accorde pour dire que la subjectivité doit désormais avoir droit de cité à l'école, la question des modes d'expression reste ouverte ». Annie Rouxel, Gérard Langlade, Le Sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature

Enjeu du manuel de lecteur 

Le manuel de lecteur se présente comme un des modes d’expression d’un sujet lecteur.

Cet objet a pour finalité de recueillir les textes choisis par les élèves parmi les propositions du professeur mais aussi l’accueil réservé à ces textes par les élèves ainsi que tous les travaux d’appropriation nécessaires, en fonction de leurs besoins et de leurs goûts.

L’enjeu de ce manuel est donc l’appropriation des textes par les élèves mis en situation de créateur de leur manuel personnel et donc la création d’une culture individuelle littéraire et artistique, la plus vaste possible, répondant ainsi à une attente majeure des programmes de français, présentée notamment dès le préambule des programmes du lycée de 2010 :

« Les finalités propres de cet enseignement sont :

  • la constitution et l'enrichissement d'une culture littéraire ouverte sur d'autres champs du savoir et sur la société ;
  • la construction progressive de repères permettant une mise en perspective historique des œuvres littéraires ;
  • le développement d'une conscience esthétique permettant d'apprécier les œuvres, d'analyser l'émotion qu'elles procurent et d'en rendre compte à l'écrit comme à l'oral ;
  • l'étude continuée de la langue, comme instrument privilégié de la pensée, moyen d'exprimer ses sentiments et ses idées, lieu d'exercice de sa créativité et de son imagination ;
  • la formation du jugement et de l'esprit critique ;
  • le développement d'une attitude autonome et responsable, notamment en matière de recherche d'information et de documentation.

Ces finalités sont atteintes grâce à une progression méthodique qui prend appui principalement sur la lecture et l'étude de textes majeurs de notre patrimoine. Leur mise en œuvre s'effectue, à l'écrit comme à l'oral, au travers d'activités variées et d'exercices réguliers qui constituent autant de moyens de construire des connaissances et de développer des capacités chez les élèves ».

Le fait de donner aux élèves la possibilité d’être acteurs de leurs apprentissages joue sur leur motivation et les oblige à des retours réflexifs enrichissants. Cette approche subjective de la littérature s’intègre à une démarche coopérative avec comme but ultime la découverte du plaisir du texte.

Constat de départ

Les élèves (de lycée) rencontrent des difficultés à s’approprier réellement les textes qu’on leur propose en classe même lorsqu’on accorde un soin particulier à la constitution des corpus. Il est parfois compliqué de susciter l’intérêt des élèves pour certains textes patrimoniaux car d’une part les efforts nécessaires à leur compréhension sont trop importants en raison d’un lexique ou d’une syntaxe complexes et d’autre part, ces textes n’entrent pas en écho avec leur culture ou leurs préoccupations, même scolaires. Nos élèves sont parfois comme Antonio José Bolivar, le vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepulveda :

« Après avoir mangé les crabes délicieux, le vieux nettoya méticuleusement son dentier et le rangea dans son mouchoir. Après quoi il débarrassa la table, jeta les restes par la fenêtre, ouvrit une bouteille de Frontera et choisit un roman.
La pluie qui l’entourait de toutes parts lui ménageait une intimité sans pareille.
Le roman commençait bien.
« Paul lui donna un baiser ardent pendant que le gondolier complice des aventures de son ami faisait semblant de regarder ailleurs et que la gondole, garnie de coussins moelleux, glissait paisiblement sur les canaux vénitiens. »
Il lut la phrase à voix haute et plusieurs fois.
– Qu’est-ce que ça peut bien être, des gondoles ?
Ça glissait sur des canaux. Il devait s’agir de barques ou de pirogues. Quant à Paul, il était clair que ce n’était pas un individu recommandable, puisqu’il donnait un « baiser ardent » à la jeune fille en présence d’un ami, complice de surcroît.
Ce début lui plaisait.
Il était reconnaissant à l’auteur de désigner les méchants dès le départ. De cette manière, on évitait les malentendus et les sympathies non méritées.
Restait le baiser – quoi déjà ? – « ardent ». Comment est-ce qu’on pouvait faire ça  ?
Il se souvenait des rares fois où il avait donné un baiser à Dolores Encarnaciòn del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo. Peut-être, sans qu’il s’en rende compte, l’un de ces baisers avait-il été ardent, comme celui de Paul dans le roman. »

Tous les élèves n’ont pas forcément besoin des mêmes éléments ni des mêmes activités pour accéder à la compréhension du texte puis à son appropriation. Le manuel de lecteur permet à chacun de construire et de rassembler les éléments qu’il juge utiles et dont il souhaite conserver une trace.

Le plaisir intellectuel que peut susciter la lecture d’un texte lorsqu’on reconnaît la « petite musique du style » d’un auteur ou lorsque surgit, au détour d’une phrase, un écho avec un autre texte, une légende antique, un tableau... est une émotion trop souvent étrangère à nos élèves. Sans les références culturelles qui leur font défaut ou qu’ils ne mobilisent pas à bon escient, les élèves ne peuvent pas jouer pleinement leur rôle de lecteur, et donc accéder au plaisir de la lecture ni produire une analyse poussée des textes. Ils s’en remettent très souvent à l’appréciation de l’intrigue dont ils jugent le rythme généralement trop lent, encombrée de descriptions « inutiles ».

L’idée du Manuel (numérique) de lecteur fait suite à une première expérience du journal de séquence dont le but était d’encourager les élèves à consigner leurs travaux sur les textes (leurs écrits de travail), les éléments lexicaux qui leur avaient été nécessaires pour entrer dans les textes mais aussi à encourager un retour réflexif sur leurs activités au cours de la séquence afin de prendre conscience de ce qu’ils avaient appris. Cependant, ce retour réflexif consistait plutôt à s’interroger sur ce que l’enseignant leur avait demandé de faire plutôt que ce qu’ils avaient réellement fait sur le texte, ce qu’ils avaient eu besoin de faire pour comprendre le texte, pour le rattacher à un genre, une époque, mettre à jour ses caractéristiques et ses écarts par rapport à ce que l’on aurait pu attendre de lui. Le journal de séquence tel qu’il était conçu ne permettait pas non plus aux élèves de s’interroger sur ce que leur apprenait le texte, ce qu’ils avaient fait sur lui, de lui, autour de lui, à travers lui…

Plutôt qu’ils essaient de comprendre ce que le professeur leur avait demandé de faire et ce qu’ils en retenaient, il est apparu plus stimulant et plus enrichissant de leur demander, tout en les guidant, de « prendre en main » eux-mêmes les textes et de réfléchir à tout ce qui leur serait nécessaire pour se les approprier réellement. Dans un second temps, il s’agissait de sélectionner toutes les traces des travaux d’appropriation des textes qu’ils jugeaient utiles.

Le projet originel avait pour objectif la création collaborative d’un manuel numérique de français.

Une première question résidait dans le degré d’autonomie que l’on peut laisser aux élèves pour choisir les documents censés permettre d’éclairer les textes étudiés en classe, voire de choisir les textes étudiés en classe.

Deux freins

D’abord, l’approche subjective des textes a fait apparaître que les élèves n’avaient pas forcément tous besoin des mêmes « appareillages éditoriaux », ils ne souhaitaient pas forcément tous garder les mêmes traces de leurs travaux d’appropriation des textes (exemple de la lecture expressive très utile pour certains, inutile pour d’autres… même remarque pour le lexique…). Il est donc apparu nécessaire de laisser les élèves créer leur propre manuel de lecteur, tout en conservant une démarche coopérative permettant un dialogue sur les éléments à consigner, les travaux à réaliser et partager les résultats.

Ensuite s’est posée la question de la mise à disposition de textes et de documents qui permettent aux élèves d’entrer dans les textes imposés, de les situer, de les éclairer, de les comprendre. De là est née l'idée de proposer des corpus plus volumineux, quitte à ne pas tout travailler, et de proposer, au-delà des lectures cursives traditionnelles, une lecture « fil rouge » d’une œuvre très riche, permettant de susciter la curiosité mais aussi d’éclairer certains pans du programme de l’année, d’enrichir les découvertes et de jouer sur le plaisir de l’intrigue : Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse.

Présentation détaillée du projet avec des exemples de productions