Autour de l’ouvrage de Nicolas Beaupré, La Première Guerre mondiale 1912-1923, Paris, La Documentation Photographique, CNRS éditions, 2020.
Dans ce numéro de La Documentation Photographique publié en 2020 à la suite de la fin des commémorations du cycle du Centenaire, l’historien Nicolas Beaupré propose un tour d’horizon de l’historiographique renouvelée de la Première Guerre mondiale. Composé d’une succession de chapitres thématiques, ce riche numéro offre pour chaque entrée une mise au point scientifique et des documents d’archives d’une grande utilité pour un usage pratique en classe. Les mises en mémoire du conflit profitent en particulier de plusieurs entrées qui témoignent d’une présence encore très importante de la Grande Guerre dans l’espace public.
« Cent ans après (…) la « Grande Guerre » ne cesse de fasciner et de poser de nouvelles questions », souligne d’emblée Nicolas Beaupré. Les commémorations n’ont pas seulement été l’occasion d’un temps fort de mobilisation culturelle et sociale des mémoires de l’événement. L’historien revient dans le chapitre « S’approprier » (p. 58-59) sur cette formidable mobilisation du « Centenaire d’en bas » : succès des Grandes collectes de documents d’archives, du Centenaire numérique à travers les sites collaboratifs, du Centenaire pédagogique.
Nicolas Beaupré propose avant tout un point de « lecture historiographique » des commémorations. Il rappelle à bon escient que la Première Guerre mondiale a bénéficié d’un premier grand renouvellement de son approche dans les années 1990, appuyé sur un revival mémoriel analysé dès 2010 par Nicolas Offenstadt. Ce retour de 1914-1918 s’est traduit dans la recherche et l’enseignement par l’essor d’une histoire culturelle « attentive aux représentations de soi et des autres », à l’anthropologie guerrière des pratiques et des objets, dans une perspective internationale plus comparative. L’historien américain Jay Winter souligne l’intérêt de l’émergence de cette quatrième génération d’historiens ou « génération transnationale » à l’origine de la création du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (CIRHGG) en 1989 ou de l’International Society for War Studies en 2001. Le projet international de la Cambridge History of the First World War (2004) comme la mise en ligne à partir de 2014 de l’encyclopédie internationale de la Grande Guerre de l’université libre de Berlin http://www.1914-1918-online.net/ s’inscrivent dans cette dynamique relayée par les commémorations d’un centenaire internationalisé dans le domaine de la recherche historienne.
Il convient de rappeler que ce renouvellement n’a pas été sans débats et polémiques autour des questions liées aux sociétés en guerre et de la ténacité des soldats. Les concepts clés comme « culture de guerre », « consentement » des combattants à la guerre ou « haine de l’ennemi » ayant conduit à la « brutalisation » des sociétés, largement repris dans les programmes au tournant des années 2000, ont été fortement discutés, voire remis en cause. De nombreux travaux portés par le Collectif de recherche international et de débat (CRID1418 - 2004) ont permis de mettre en lumière davantage à partir de l’étude des pratiques et des expériences, les notions de « cultures de guerre » au pluriel, de « contraintes » militaires et sociales pesant sur les combattants comme sur l’arrière, de « cultures de paix » dans la guerre dont témoignent soldats et familles éprouvés par un contexte guerrier difficile (chapitre intitulé « Protester » p.40-41, qui fait étonnement l’impasse sur la question des mutineries).
Nicolas Beaupré montre combien le Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale présidé par Antoine Prost a contribué à orienter les commémorations vers une production publique d’histoire, attendue par les acteurs. Ce Conseil scientifique, composé d’historiens, d’archivistes ou de professionnels du patrimoine venus de nombreux pays, a pu également faire fructifier l’héritage comparatiste évoqué plus haut. En lien avec les réseaux internationaux des commémorations, il a contribué avec d’autres à élargir l’horizon historiographique du conflit dans plusieurs directions :
- Désenclavement chronologique : c’est peut-être là une des avancées importantes de l’historiographie attachée au conflit que de replacer la séquence 1914-1918 dans une chronologie plus étendue. Avec le livre de l’historien Christopher Clark publié en 2013, (Les Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre » (The Sleepwalkers), Flammarion - https://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/26/14-avant-14_3485283_3260.html ), les Balkans et les questions des revendications nationalistes et/ou impérialistes de plusieurs Etats ou nationalités en Europe (Serbie en tête) retrouvent une place importante dans une période du début des années 1910 marquées par les tensions, guerres et révolutions qui touchent notamment les territoires de l’Empire ottoman (chapitre intitulé « 1912, les Balkans, premiers fronts de la Grande Guerre » p. 18-19). Les formes de guerre « radicales » expérimentées à partir de 1912 se retrouvent ensuite dans les combats de 14-18 sur tous les fronts, pour se prolonger au-delà de l’armistice du 11 novembre 1918 et du traité de paix de Versailles (28 juin 1919). En Europe de l’Est en particulier, la guerre se poursuit avec violence au-delà de 1918. Il faut attendre le traité de Lausanne du 28 juillet 1923 et des échanges très importants et forcés de population pour voir la tension guerrière décliner. Conflits et guerres civiles rythment donc le début des années 1920 alors que les démobilisations ou « sorties de guerre » apparaissent lentes dans les pays occidentaux.
- Désenclavement géographique : de la même manière que la séquence 1912-1923 peut être vu comme un « continuum de conflits » associé aux Etats-nations et à la guerre moderne en voie de totalisation, elle nécessite d’être lue non plus seulement en « lignes de front » ou à travers l’histoire nationale, mais bien en s’appuyant sur les concepts de flux, de globalisation, de routes. La Grande Guerre elle-même fut à l’origine de déplacements majeurs de populations, civiles et militaires, qui participèrent à la transformation des grands équilibres économiques, commerciaux et financiers. « La guerre n’est donc pas devenue progressivement mondiale. Elle le fut d’emblée », souligne Nicolas Beaupré. Ce changement d’échelles de perception permet de lire mieux la puissance des batailles devenues mondiales (sur la Somme par exemple en 1916) ou l’impact démographique de la guerre en France par exemple, avec l’installation durant le conflit de travailleurs chinois, malgaches ou algériens dans différentes régions du pays, puis l’arrivée de populations italiennes dans le sud de la France qui a contribué à combler le déficit démographique du pays. Loin de rester européanno-centrée, cet élargissement géographique salutaire permet de lire les bouleversements induits par ce cycle de violence à travers la géopolitique du monde pendant et après le conflit (chapitre intitulé « La mondialisation de la guerre » p. 24-25). Dans ce cadre, le chapitre « Témoigner de l’extermination » (p.42-43) permet de replacer le génocide arménien dans les « plans d’ingénierie démographique » mis en œuvre par certains Etats contre leur population durant les années 1912-1923. La question du témoignage (ici de l’allemand Armin T. Wegner à propos du génocide arménien) apparaît bien comme centrale dans le travail de mémoire effectué par l’historien des guerres.
- Désenclavement thématique : dominées jusqu’à l’aube du Centenaire par une histoire culturelle des représentations (chapitre intitulé « Le front, expériences du temps et de l’espace » p. 28-29) non sans qu’elles soient largement débattues et élargies aux pratiques et expériences de la guerre, les études récentes se sont ouvertes à une histoire plus sociale des groupes, sociaux ou genrée (soldats coloniaux, femmes, déportés, prisonniers, adolescent(e)s). De récentes études offrent à comprendre les bouleversements de la vie de famille ou de l’intime, sans que les sociétés soient vraiment déconstruites sur de nouveaux repères de masculinité.
- Mises en mémoire : dès la guerre, les sociétés confrontées à l’épreuve et au deuil imaginent des formes de célébration des « héros » tués aux « champs d’honneur », des commémorations des grandes batailles ou de mise en mémoire des paysages détruits. Cent ans après, la ferveur commémorative reste vive. Elle s’appuie sur des rituels hérités de la fin du conflit (la mise en tombeaux des différents soldats inconnus ou leur célébration, cérémonies militaires, etc.) tout en renouvelant ou répondant aux attentes sociales, politiques ou éducatives contemporaines. Ainsi, la mémoire et les commémorations peuvent aujourd’hui être prises en charge par des Etats autour de l’affirmation d’une histoire nationale (ce fut le cas pour la Nouvelle-Zélande ou l’Australie par exemple durant le Centenaire), comme par les acteurs de la société civile, hors des sentiers académiques, via le numérique et les réseaux sociaux (chapitres intitulés « Commémorer » et « S’approprier », p. 54-55 et p. 58-59).
A l’heure où frappe encore la crise sanitaire mondiale du COVID 19, l’auteur ne pouvait faire l’économie d’une double page consacrée à « La grande pandémie dans la Grande Guerre » (p. 44-45). Elle s’inscrit dans ce renouvellement thématique évoqué plus haut, au même titre qu’un chapitre très utile dans la perspective de croiser histoire/éducation au développement durable consacré à « L’histoire environnementale de la Grande Guerre » (p. 62-63). Les documents retenus dans ce chapitre révèlent la présence encore aujourd’hui de matériaux chimiques polluants à proximité par exemple du site de mémoire encore très visité comme celui de Verdun (Meuse). Notons que les paysages de guerre s’inscrivent au cœur de travaux associant historiens, géographes ou géologues, spécialistes de la biodiversité ou militaires, dans le cadre de la protection de sites patrimonialisés (camp retranché de Paris) ou de lieux de mémoire associés aujourd’hui aussi à la biodiversité (forêt de Verdun). Les paysages de la Grande Guerre sur le front Ouest (traces, marques, préservation et biodiversité) sont actuellement proposés pour être inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO http://www.paysages-et-sites-de-memoire.fr/accueil/lassociation/notre-but/
Au final, les commémorations du Centenaire en France comme à l’étranger ou des nations étrangères en France, ont permis de soutenir la recherche et la création d’outils d’enseignement du conflit. Le bilan scientifique du Centenaire (à paraître sous la direction d’Arndt Weinrich et de Nicolas Patin) témoigne de cette richesse qu’il convient de nourrir et transmettre dans les classes, dans le cadre des programmes disciplinaires en histoire ou de projets transdisciplinaires, mêlant histoire, lettres (littérature comparée du témoignage), langues (expériences allemandes ou britanniques du conflit), arts plastiques (thèmes du camouflage, de la propagande par l’art, etc.) ou musique (œuvre marquée par la guerre de Maurice Ravel). Au profit de dispositifs pédagogiques aussi riches que l’éducation au développement durable (EDD) ou que le parcours d’éducation artistique et culturel (PEAC) des élèves.
Pour approfondir :
- Les bilans thématiques des commémorations du Centenaire sont disponibles sur le site de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale https://www.centenaire.org/fr/decouvrir-le-centenaire/les-bilans-du-centenaire
- Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.
- Collectif, A l’Est, la guerre sans fin 1918-1923, Paris, Gallimard/Musée de l’Armée, 2018.
- Mondes en guerre. Tome III. Guerres mondiales et impériales, 1870-1945, sous la direction d’André Loez, Paris, Passés composés/Ministère des Armées, 2020.
- Robert Gerwarth, Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires 1917-1923, Paris, Seuil, 2017.
- Clémentine Vidal-Naquet, La Grande Guerre des Français à travers les archives de la Grande Collecte, Paris, Mission du Centenaire, 2018.
Sur le thème des paysages et de l’environnement :
- Daniel Hubé, Perchlorates : éléments historiques et d’expertise pour une évaluation de l’impact environnemental, site de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale
- Daniel Hubé, Sur les traces d’un secret enfoui. Enquête sur l’héritage toxique de la Grande Guerre, Paris, Michalon, 2016.
- Jean-Paul Amat, Les forêts de la Grande Guerre. Histoire, mémoire et patrimoine, Paris, PU Paris-Sorbonne, 2015.