Trois études de David Lynch

Trois études de David Lynch,

Par Guillaume Labrude, Doctorant en études culturelles, Université de Lorraine.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Three Studies of Lucian Freud, huile sur toile de Francis Bacon (1969)

Guillaume Labrude, Université de Lorraine

Adulé, critiqué, oublié, ressuscité : David Lynch est de ces artistes qui ne laissent pas indifférents et ont marqué à tout jamais le cinéma américain, tout autant que l’histoire de la télévision. Alors que la troisième saison de Twin Peaks a divisé à la fois le public et la critique, son classement dans le podium des meilleurs films de l’année 2017 par la revue Sight and Sound appelle à se replonger dans l’œuvre du cinéaste, peintre et musicien qui rappelait encore récemment sa relation étroite avec les arts, quels qu’ils soient, et la peinture de Francis Bacon. Car à l’instar du célèbre triptyque du maître irlandais, l’œuvre cinématographique de David Lynch semble s’articuler autour de trois pôles bien distincts.

Exception faite de son premier long métrage, Eraserhead, qui demeure une expérimentation de début de carrière, bien qu’il soit parfaitement représentatif de la griffe du cinéaste, et Une Histoire Vraie, détour inattendu vers l’épure et la simplicité qui forme encore aujourd’hui une étrange parenthèse dans sa filmographie, les trois figures de David Lynch sont tantôt celle d’un réalisateur de commande, d’un enfant terrible de la cinéphilie et d’un illusionniste des fantasmes et de l’énigme.

De « Six Figures Getting Sick » à « Premonitions Following an Evil Deed », en passant par « The Grandmother » : les courts métrages étudiants de Lynch marquent la naissance d’une véritable signature graphique.

David Lynch, marionnette rebelle : Elephant Man, Dune et Fire Walk With Me

Bien que symbole de l’artiste complet, de l’auteur libre et provocateur, David Lynch a vu plusieurs de ses projets chapeautés par de grands studios ou, en tout cas, initiés par de tierces personnes. Elephant Man, l’une de ses œuvres les plus célèbres, est un film commandé par un Mel Brooks impressionné par son Eraserhead. Dune, véritable expérience traumatisante pour le cinéaste, est sa première et dernière incursion dans le blockbuster de science-fiction, à tel point qu’il reniera la version longue remontée pour la télévision, signant le film du célèbre pseudonyme Allen Smithee, convention hollywoodienne des réalisateurs reniant la paternité des rejetons qu’ils n’assument pas. Enfin, le préquel de Twin Peaks,intitulé Fire Walk With Me, est une mascarade cryptique, un projet télévisuel qui, à la fin, commençait sérieusement à user l’artiste.

Elephant Man, Dune et Fire Walk With Me : le traitement du monstrueux chez Lynch passe du corps à l’esprit (Brooksfilms, Dino de Laurentiis, Frost/Lynch).

Bien qu’aujourd’hui chantre du cinéma purement artistique, Lynch a été aussi un réalisateur de commande. Même si lesdits films sont désormais considérés comme cultes, Dune et Fire Walk With Me font l’objet, chez Lynch, d’une relation d’attraction/répulsion due à leur contexte de production. Ce travail fut une sorte de parcours initiatique pour le potentiel créatif de Lynch qui apprit à savoir ce qu’il aimait, ce qui lui convenait, en faisant justement tout l’inverse. Même si Elephant Man et Dune ne sont pas particulièrement représentatifs de la patte lynchienne, ils sont fondamentaux dans son cheminement intellectuel. C’est donc par une forme de sacrifice que Lynch a grandi et acquis une certaine maturité, le conduisant de fait à deux des plus imposantes fondations de sa filmographie.

Le cinéma anglo-saxon revisité : Blue Velvet et Sailor & Lula

Grand Prix du Festival d’Avoriaz en 1986 avec Blue Velvet, sa relecture perverse et hallucinée des films à suspense façon Alfred Hitchcock, puis Palme d’or à Cannes en 1990 pour Sailor & Lula, libre adaptation du roman éponyme de Barry Gifford et déconstruction surréaliste du road movie, le milieu de carrière de Lynch marque sa cinéphilie et ses désirs de renverser les codes. Ce détournement du classicisme révèle une volonté de mettre à profit une certaine culture cinématographique anglo-saxonne, renvoyant aux maîtres du genre en les adaptant à cette griffe fantasmatique, mystifiante et cryptique qui deviendra par la suite sa signature.

L’homme à la peau de serpent, Bonnie & Clyde, Elvis Presley : Sailor & Lula est le miroir déformant de la pop culture américaine.

Lynch s’émancipe des hautes autorités de l’audiovisuel et n’en fait qu’à sa tête. Blue Velvet et Sailor & Lula sont ses deux premiers projets véritablement personnels depuis Eraserhead. La confiance des studios et son aura auprès du public et de la critique l’ont aidé à mettre ces deux œuvres sur pied, longs métrages appuyant sa légitimité car auréolés d’une certaine reconnaissance en festival mais également représentatifs d’un désir de discours au-delà de la forme : malgré les détours et les séquences hallucinées, Blue Velvet et Sailor & Lula ont un fil rouge, une intrigue claire, un début, un milieu et une fin. David Lynch est scénariste sur les deux films, il est enfin maître de l’entièreté de son projet et se pose alors non plus comme simple réalisateur, contremaître des studios, mais véritablement comme auteur. Un statut qui est depuis de nombreuses années particulièrement prisé du monde artistique dès lors qu’il revêt l’essence de sa fonction, celle que souligne Michel Foucault dans son texte Qu’est-ce qu’un auteur ?, publié en 1969 dans le Bulletin de la société française de philosophie :

« […] étudier les discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les modalités de leur existence : les modes de circulation, de valorisation, d’attribution, d’appropriation varient dans chaque culture et se modifient à l’intérieur de chacune ; la manière dont ils s’articulent sur des rapports sociaux se déchiffre de façon, me semble-t-il, plus directe dans le jeu de la fonction-auteur et dans ses modifications que dans les thèmes ou les concepts qu’ils mettent en œuvre. »

Soap-opera hitchcockien, relecture perverse des comics « Archie » et film de gangsters psychotiques : Blue Velvet, une œuvre sous influence.

Blue Velvet et Sailor & Lula forment en définitive les deux œuvres qui marquent la maturité de l’artiste. Reconnaissance en poche, il est désormais prêt à donner libre cours à ses pulsions scénaristiques et visuelles, sans limite de code ou de genre.

La trilogie des fantasmes et des illusions : Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire

Ce dernier pôle de la filmographie du cinéaste est sans doute celui qui se rapproche le plus des arts plastiques, qu’il affectionne également : au-delà du scénario, au-delà du récit et de ses personnages, la trilogie des fantasmes et de l’illusion de Lynch est composée de matières premières qu’il travaille jusqu’à l’usure à chaque strate du processus de création. Le dernier stade, le montage, est véritablement celui qui exige le plus de minutie car c’est en déconstruisant et en reconstruisant son récit qu’il parvient au résultat visible en salle : un objet filmique excessivement visuel sujet à de nombreuses interprétations. Dans son article sur Lost Highway pour Les Cahiers du Cinéma, Thierry Jousse met en lumière la méthode de Lynch pour donner à son film cette aura de mystère :

« La lecture du scénario de “Lost Highway”, qui vient de paraître [Ed. Cahiers du cinéma], est très instructive. Elle nous révèle que la version finale du film de David Lynch est le résultat d’un travail de coupes en finesse. Toutes les séquences à caractère explicatif en ont été exclues. »

Le film de 1996 est une œuvre sur la transformation et la duperie, et Lynch présente son intrigue en ce sens, rendant les personnages parfois interchangeables et mystifiant de ce fait son public. Mulholland Drive est plus complexe : si les rôles s’inversent encore, la chronologie aussi et l’œuvre se transforme alors en véritable film à clé nécessitant plusieurs visionnages afin d’effleurer la multitude de théories plausibles sur ses tenants et ses aboutissants.

Enfin, Inland Empire reprend les deux caractéristiques précédentes en y ajoutant une distorsion de la réalité bien plus violente que pour ses prédécesseurs : dimensions parallèles et films dans le film sont au rendez-vous. Ces trois œuvres forment une trinité de l’étrange et marque l’évolution du style lynchien jusqu’à son paroxysme. Le cinéaste disparaît des écrans pendant près d’une décennie après les ravages de son ultime long métrage, et ne revient qu’en 2017 sur la chaîne Showtime avec la suite de Twin Peaks, 25 ans plus tard, proposant au public la synthèse d’une filmographie regorgeant encore et toujours de mystères.

Un film d’animation à l’intérieur d’Inland Empire : « Rabbits ».

Refusant de donner les clés de ses productions ou même de se lancer dans de vagues explications, ou justifications, David Lynch est le nœud d’une boucle culturelle : influencé par de grands plasticiens, musiciens et cinéastes, il a créé un style que d’autres ont choisi comme source d’inspiration à l’instar de Ryan Gosling pour sa première réalisation, Lost River, en 2014. En définitive, l’auteur d’Eraserhead est un carrefour d’influences, un messager culturel déconstruisant et reconstruisant des héritages pour mieux les renouveler, les actualiser, et donner aux nouvelles générations les clés de l’inspiration dans le sens où la décrivait Gilles Deleuze en 1981 dans Logique de la sensation :

« C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. […] il n’en est pas ainsi. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà sur la toile, plus ou moins virtuellement, plus ou moins actuellement, avant qu’il commence son travail. […] toute une catégorie de choses qu’on peut appeler « clichés » occupe déjà la toile, avant le commencement. C’est dramatique. »

« Lost River », le cri d’amour de Ryan Gosling à Nicolas Winding Refn et David Lynch, les deux figures tutélaires de l’acteur canadien pour son premier long métrage en tant que réalisateur.

Silencio.

Guillaume Labrude, Doctorant en études culturelles, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

 

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