Un chercheur, un concept #3 - La théorie de l’input : le rôle fondamental de la compréhension dans l’acquisition d’une langue étrangère

Stephen Krashen, docteur en Linguistique depuis 1972, est l'auteur de plus de 525 publications. Dans le domaine de l'acquisition d'une langue étrangère, il a proposé plusieurs hypothèses dans le but d'innover dans la didactique des langues étrangères.

À la suite de la publication des articles « Le ‘filtre affectif’ et l’acquisition de langues étrangères » et « ‘la théorie du moniteur’ : quel rôle pour les règles de langue apprises en classe ? », nous examinerons la théorie de ‘l’input’ du chercheur Stephen Krashen. En quoi consiste la théorie de l’input et quelles sont certaines de ses applications pratiques dans nos salles de classe ?

 

Introduction

Avant de présenter cette troisième théorie de Stephen Krashen sur l’acquisition des langues, nous allons reprendre un postulat essentiel pour ce chercheur états-unien : la distinction entre acquisition et apprentissage.

La théorie de l’input repose sur l’acquisition d’une langue (language acquistion). L’acquisition ressemble au processus d’apprentissage de notre langue maternelle. La communication est naturelle et le contenu du message transmis importe bien plus que sa forme. Nous apprenons petit à petit, au fur et à mesure la langue, comme le font les enfants pour apprendre leur langue maternelle (Krashen parle de ‘pick up a language’). Quant à la sensibilité syntaxique, notre intuition par rapport à ce qui est idiomatique s’affine au fil du temps.

Au contraire, l’apprentissage d’une langue (language learning) implique l’étude des règles d’une langue et des efforts pour les appliquer. Dans ce contexte, l’apprenant a des connaissances sur la langue, notamment par rapport à la grammaire ou aux règles (Krashen 1982). Dans le cas de tâches d’expression, l’application de ces règles (que l’apprenant a apprises, appliquées et révisées) dépendra de sa capacité de s’auto-surveiller en se servant du « moniteur » qui permettra (sous certaines conditions) de réguler les énoncés avant ou après la production (Krashen 1981).

 

L’hypothèse de l’input

L’hypothèse de l´input (input hypothesis) cherche à répondre à la question fondamentale pour Krashen : « Comment acquiert-on une langue » ? Il se focalise notamment sur la petite avancée de l’apprenant qui progresse de l’étape i (le « i » représentant sa compétence actuelle) à l’étape i + 1 (le « i + 1 » représentant le niveau de compétence actuellement atteignable par ledit apprenant). Pour que cette progression se produise, Krashen postule que l’apprenant doit être capable de comprendre l’input de niveau i + 1. Afin que la compréhension soit effective, celui qui est en train d’acquérir la langue doit se concentrer sur le sens du message et non pas sur la forme.

La compréhension étant la pierre angulaire de l’acquisition, celle-ci aura lieu uniquement lorsque l’on comprend du langage qui englobe des structures qui sont « juste au-delà » de celles que l’on connaît actuellement (Krashen 1981).

L’input de Krashen repose sur quatre sous-hypothèses principales. Dans le tableau suivant, nous tâcherons de les expliquer synthétiquement :

Hypothèse

Explication

Éventuelle application pratique

L’hypothèse de l’input est liée à l’acquisition, pas l’apprentissage.

- Ce processus est subconscient.

- L’objectif est la communication, fondamentalement la réception d'un message.

- La forme et la correction du message n’ont pas d’importance.

- L’enseignant(e) doit créer un environnement propice à la réception, en parlant aux élèves et avec eux uniquement dans la langue cible.

- On ne devrait pas forcer l’élève à produire avant qu’il/elle ne soit prêt(e) à le faire.

On acquiert de nouveaux éléments d’une langue lorsque l’on comprend une structure juste au-delà (i + 1) de notre niveau de compétence actuel (i)

- Pour progresser, l’apprenant doit comprendre un message un peu plus complexe que celui qu’il est capable de comprendre aisément.

- Pour comprendre ledit message (plus complexe), l’apprenant ne se sert pas que de ses compétences linguistiques, mais du contexte, de sa culture générale et des éléments extralinguistiques.

- Krashen argumente que l’enseignant doit éviter l’approche déductive des règles (présenter une structure, puis la pratiquer afin d’arriver à l’aisance communicative), comme le préconisent d’ailleurs les programmes d’enseignement en langues vivantes, via une approche inductive de la grammaire (par exemple, dans les programmes de langues vivantes pour la classe de 2nde : « À partir des documents abordés en cours, l’élève est conduit à découvrir les règles d’usage de la langue […] »)

- Au contraire, nous devrions nous focaliser sur le sens du message à présenter. Si les élèves progressent dans leur compréhension, la connaissance de structures s´ensuivra.

Une communication réussie contient forcément un input que Krashen qualifie de i + 1. L’apprenant comprend certes l’input, mais il doit exister une quantité suffisante dudit input.

- Au cours d’un échange d’informations (communication) qui est suffisamment riche, l’i + 1 existe naturellement.

- L’input qui favorise le plus l’apprentissage ne cherchera pas à contenir du i + 1.

- Les cours de langue étrangère ne devraient pas s’organiser autour d’une « structure du jour » visant à atteindre le i + 1. Dans les instructions officielles, la primauté est donné au culturel (par exemple, dans les programmes de langues vivantes pour la classe de 2nde : « Comme au collège, le lexique et la grammaire sont toujours abordés à partir de documents

et toujours en lien avec un contexte d’utilisation. »), ce qui permet de placer la communication, et non le linguistique, au premier plan.

La compétence d’expression orale éclot progressivement. Elle n’est pas enseignée.

- L’aisance en production orale (fluency) est la conséquence de l’input compréhensible.

- L’apprenant d’une langue étrangère parlera quand il sera prêt.

- Pour enseigner aux élèves à parler la langue, l’enseignant devrait donner un maximum d’input compréhensible en adaptant son langage au(x) niveau(x) des apprenants.

 

 

Questionnements et précisions théoriques et pratiques

Étape du silence (silent period)

Krashen recommande aux professeurs de ne pas obliger un élève de parler avant qu’il ne soit préparé. L’étape du silence est observée lorsque les enfants apprennent une deuxième langue. D’après Krashen, le silence de l’apprenant correspond à l’hypothèse de l’input car un enfant qui apprend une nouvelle langue améliore ses compétences par le biais de l’écoute et de la compréhension (comme, par exemple, les enfants de migrants). L’enfant parlera de façon créative (ou autonome) une fois qu’il aura écouté et compris une quantité suffisante de langue.

Néanmoins, le premier jour de cours de langue commence généralement par une activité d’interaction orale (aussi simple soit-elle). Face à cette pratique, Krashen nous fait part du postulat de Newmark qui émet l’hypothèse que les élèves qui sont obligés de produire avant d’être prêts se serviront de la syntaxe de leur langue maternelle. Cela présente l’avantage de permettre à l’élève de communiquer au-delà de ses compétences et invite ses interlocuteurs à lui fournir de l’input. En revanche, il existe également des inconvénients à forcer cette production précoce. L’utilisation de la syntaxe de la langue maternelle dans la langue-cible demande à l’apprenant à mettre en place le « moniteur » (l’auto-vigilance) ce qui est coûteux au niveau cognitif. Newmark ne considère pas que le recours à la langue maternelle soit la conséquence de “l’interférence” mais de l’ignorance. Tout simplement, la règle dans la langue à apprendre n’a pas été encore acquise.

Dans notre pratique comme professeurs de langue étrangère, tant les programmes de l´Éducation nationale que le CERCL promeuvent l’expression orale dès le départ de l’apprentissage de la nouvelle langue étrangère. Faire parler les élèves dès le premier jour semble avoir plusieurs bienfaits : la participation de l’élève en classe est une clé pour capter son attention ; le sentiment de l’élève que ses efforts sont utiles quand il utilise des phrases courantes apprises en classe pendant sa vie quotidienne (avec un touriste dans sa ville ou lors d’un voyage, par exemple) ; connaître un certain nombre d’expressions routinières permet une première connaissance de la structure phonétique et syntaxique de la langue, ce qui facilitera également ses premiers échanges (réception d’input) (Krashen 1981). Swain nuance les hypothèses de Krashen en équilibrant l’importance de l’input et de l’output (production). La théorie de l’output compréhensible met l’accent sur les modifications que l’apprenant réalise dans sa propre expression qui pourraient toucher aussi bien son propre output que celui de son interlocuteurs. Lesdites modifications favoriseront une meilleure compréhension chez l’apprenant ce qui conduira à acquisition (Howard 2021).

Selon Krashen, il faut des moments pendant lesquels le professeur respecte le silence de l’élève. Cela pourrait se faire lorsque l’enseignant énonce une consigne, explicite quelque chose à l’aide de gestes, montre un objet du monde réel, ou bien raconte une histoire. Le professeur ne sollicitera pas nécessairement les élèves pour s’assurer qu’ils ont compris mais pourra juger de leur compréhension lorsqu’ils réaliseront la tâche demandée.

En tout cas, il est nécessaire de savoir distribuer ces moments de silence de façon opportune au cours des séances. On constate souvent que les élèves restent silencieux pendant de très longues minutes et, bien que ces moments soient importants au niveau didactique, il doit également exister des temps où la production des élèves est attendue (au contraire de ce que préconise Krashen). Il est possible de citer comme exemples la récapitulation de ce qui a été fait lors de la séance précédente, ou pendant l’émission d’hypothèses au cours de la compréhension d’un document.

 

Le langage du professeur

Krashen souligne l’importance du langage du professeur (teacher talk) dans la transmission d’input compréhensible. Celui-ci ressemble au langage simplifié que l’on emploie lorsque l’on parle à/avec un petit enfant (caretaker speech) et implique l’utilisation, dans la langue-cible, de codes simplifies afin de faciliter la compréhension. Au lieu de cibler des structures (p. ex. présenter le présent continu [BE + V–ING]) ou de chercher à élargir un champ lexical déjà partiellement maîtrisé, le meilleur input contiendra de manière approximative l’i+1 en imitant celui qui interagit avec un petit enfant après avoir évalué rapidement son niveau de maîtrise de la langue (Krashen, 1982).

À part le professeur qui utilise le langage du professeur pour gérer sa classe et pour donner des explications en langue-cible, il est intéressant de mettre en relation les élèves avec des locuteurs natifs d’une certaine maturité qui pourront modifier leurs propos lors de leur communication, pendant une semaine d’échange à l´étranger (imaginons une visite guidée dans un musée) ou pendant un stage de découverte dans une ville touristique (pendant lequel l’élève interagirait avec des clients qui parlent la langue-cible). Le contact avec d’autres apprenants de la même langue qu’étudie l’élève est aussi une occasion intéressante : les projets menés par l’intermédiaire d’une plate-forme comme eTwinning mettent en présence des apprenants d’une même langue, ce qui est parfois regretté par certains collègues. Il s’agit pourtant bien d’une situation réelle dans laquelle les élèves n'ont pas d’autre choix que de communiquer dans la langue-cible.

Ces types d’interactions donnent une variété accrue aux cours de langue qui sont souvent structurés autour d’objectifs langagiers précis et fournissent de l’i+1 aussi bien pour les élèves plus avancés que pour les élèves moins avancés et ce de façon naturelle (Krashen, 1982).

 

L’exploitabilité de la théorie de l’input

La théorie de l’input de Krashen a été critiquée pour son indéfinition autour de la mesurabilité de l’i+1. Qu’est-ce qu’exactement l’i+1.? Comment l’évaluer au niveau scientifique ?

Cependant, 40 ans après la formulation de la théorie de l’input, la réception des informations orales et écrites a gagné en importance en tant qu’une source principale d’acquisition. L’hypothèse de l’output (mentionnée ci-dessus) complémente l’hypothèse de l’input ainsi que celle de l’attention (Noticing Hypothesis) qui postule que l’apprenant doit prêter attention aux composantes d’intérêt contenues dans l’input.

En 2000, Paul Nation a publié un travail collaboratif dans lequel a été étudiée la relation entre la quantité de vocabulaire inconnu et l’accessibilité d’un texte à lire. Nation recommande qu’entre 95% et 98% du lexique dans un texte soit connu par le lecteur afin que celui en bénéfice en tant que lecteur. C’est-à-dire, l’i+1 devrait être égal à 5% du vocabulaire d’un texte (Lichtman et Vanpatten, 2020).

En 2020, Karen Lichtman et Bill Vanpatten ont proposé une éventuelle reformulation la théorie de l’input. Ils optent pour le terme ‘input compréhensible ancré dans la communication’ (communicatively embedded comprehensible input) comme composante principale de l’acquisition d’une langue. Ils postulent également que la compréhension est antérieure à la production dans le processus d’acquisition. L’American Council on the Teaching of Foreign Languages (ACTFL) et le Conseil d’Europe dans le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL) adoptent dans un sens le concept de l’i+1 lorsqu’ils décrivent les niveaux de maîtrise d´une langue. L’élève qui a un niveau B1 (égal à i) pourrait viser au niveau B2 (i + 1). Au contraire de Krashen, les compétences énumérées et catégorisées par le CERCL abordent aussi bien l’input que l’output.

En ce qui concerne les implications pédagogiques, Lichtman and Vanpatten font plusieurs propositions. Il est nécessaire que les apprenants soient exposés à un input compréhensible ancré dans la communication afin que les mécanismes de création de langue s’activent au niveau mental. Les élèves doivent s’efforcer de comprendre cet input et ils doivent en comprendre la majeure partie afin d’éviter la confusion face à une grande quantité d’information inconnue et par conséquent insaisissable. En tant qu’enseignants, nous devons parler avec nos élèves et non pas à nos élèves. Cela assurera que de l’input compréhensible soit fourni.

Lichtman and Vanpatten donnent l’exemple hypothétique d´un professeur qui parle de ce qu’il a fait la soirée précédente. Face à des élèves débutants, ils recommandent que le professeur évite d’enchaîner plusieurs phrases pour raconter ses activités. Il doit plutôt faire des allers et retours constants avec les élèves pour écrire certains vocables peut-être pas encore maîtrisés au tableau, demander combien d’élèves connaissent un mot donné, profiter de l’interaction pour rappeler les mois de l’année ou les jours de la semaine et leur demander de faire certaines prédictions pour assurer leur attention constante (Lichtman et Vanpatten, 2020).

 

Conclusion

Comme le « filtre affectif » et la théorie du « moniteur », l’hypothèse de l’input nous invite à une réflexion plus approfondie par rapport à nos pratiques pédagogiques. Au-delà des nombreuses sources de documents audios et textuels disponibles sur Internet et dans nos manuels, Krashen nous fait reprendre conscience de notre propre importance en tant que modèles linguistiques et nous propose de fournir de l’input compréhensible en employant la langue-cible pour toute communication. Cela crée un besoin chez les élèves qui seront obligés de traiter les informations données.

La proposition de la théorie de l’output compréhensible permet d’élargir l´hypothèse de Krashen, qui semblait trop réductrice. Quarante ans après les publications de Krashen sur l’hypothèse de l’input, le travail sur l’output continue d’être d’actualité. Intuitivement, on pourrait également penser que l’input est d’autant plus riche lorsque nous enseignons à l’élève à dire des choses pour s’exprimer et pour favoriser la communication.

En revanche, Lichtman et Vanpatten soutiennent l’hypothèse de l’input de Krashen tout en rendant son postulat plus flexible. Vers la fin de leur article, ils abordent la question de comment évaluer et assigner une note aux élèves dans un environnement riche en input où on permet à la capacité de communication d’évoluer naturellement et où les différences entre les élèves sont prises en compte. (Lichtman et Vanpatten, 2020).

En mars 2023, le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) a publié les conclusions de sa conférence de consensus intitulée « L’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves ». Elle promeut une évaluation « au service des élèves » en les aidant à voir dans quelle mesure leur production répond aux attentes https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2023/03/Cnesco-CC-Eval_Dossier….

Par rapport à l’hypothèse de l’input de Krashen, nous pourrions introduire davantage de moments d’évaluation formative qui ne focalisent pas l’attention des élèves sur la note mais, au contraire, sur les critères et descripteurs présents dans le CECRL, ou bien proposer des temps d’évaluation partagée : par les pairs ou en co-évaluation (élèves + professeur). Le plus important, c’est que l’élève apprenne à se rendre compte de ses propres réussites et de ses points d’amélioration, ce qui pourrait créer en lui / elle une prédisposition à intégrer plus facilement de l’i+1.

 

 

Article écrit par Christopher Rudis (Skhole d’Art (Toulouse) et ETPA (Auzeville-Tolosane), Haute-Garonne)

 

Références

Cnesco « L’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves — Dossier de synthèse », 2023 : https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2023/03/Cnesco-CC-Eval_Dossier…


 

Howard, M. “Une approche acquisitionniste du rôle de l’input dans l’apprentissage des langues secondes : l’apport du projet VILLA pour la didactique des langues secondes » Premières étapes dans l’acquisition des langues étrangères : Dialogue entre acquisition et didactique des langues, 2021 : https://books.openedition.org/pressesinalco/41695?lang=fr

 

Krashen, S. Second Language Acquisition and Second Language Learning, 1981. (Première édition sur Internet, 2002) : https://www.sdkrashen.com/content/books/sl_acquisition_and_learning.pdf

 

Krashen, S. Principles and Practice in Second Language Acquisition, 1982 (Ouvrage téléversé par Stephen Krashen en 2019) : https://www.researchgate.net/publication/242431410_Principles_and_Practice_in_Second_Language_Acquisition

 

Lichtman, K. et Vanpatten, B. « Was Krashen right ? Forty years later » Foreign Language Annuals, 1-23 : https://doi.org/10.1111/flan.12552